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Identification

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L’aporie de l’identification

Les sociétés précontemporaines ont parfaitement perçu la fragilité du processus

d’identification, l’écart qu’il pouvait y avoir entre l’apparence et la description,

entre la personne et le papier. Depuis l’

Odyssée

, les scènes de reconnaissance ou

de travestissement abondent dans la littérature européenne ou dans ces rela-

tions de voyage où le voyageur, de retour après de longues années d’absence,

met les autres à l’épreuve d’une identité dissimulée en parlant une autre langue

ou en s’approchant vêtu d’une manière qui ne correspond pas à son rang. Quel

que soit leur rapport à la fiction, tous ces textes traduisent clairement l’idée que

l’identification comporte un risque d’erreur, que les identités sont fluctuantes

et falsifiables, tandis que le nom propre lui-même apparaît comme peu sûr. La

procédure d’identification ne vise pas tant à déterminer l’« identité » d’une per-

sonne qu’à juger de la véracité de ses dires ou de l’authenticité du document

qu’elle porte sur elle.

Aussi l’histoire de l’identification est-elle également celle des falsifications et

des erreurs. Qu’il s’agisse du témoignage, de l’apparence, de la déclaration, du

document, dont la valeur ne se fonde parfois que sur des « chaînes d’écrits »,

tous les procédés signalent ce que l’on peut appeler l’« aporie de l’identifica-

tion ». Ni les uns ni les autres ne sont fiables. C’est ce que montre déjà le soli-

loque de Sosie dans l’

Amphytrion

de Plaute : d’un côté, Mercure, qui a pris

l’apparence de Sosie, semble bien être Sosie parce qu’il est « tout à fait sem-

blable à moi »

(similis mei)

« donc il est moi ! » s’exclame Sosie. De l’autre,

Sosie se perçoit comme étant lui-même, car il est capable d’énumérer tous ses

souvenirs. La mémoire est-elle en définitive la seule garante d’identité ? Ce n’est

pas la réponse qu’appelle l’histoire du faux Martin Guerre au xvi

e

siècle : parce

qu’il pouvait rappeler à chacun des habitants du village ses souvenirs, Arnaud

du Tilh pouvait passer pour le vrai Martin, même si un certain détail matériel

(la pointure de ses chaussures, dont le cordonnier avait gardé la forme) présen-

tait quelque différence suspecte.

Les procédés d’identification, quelle que soit leur faiblesse, reflètent ainsi les

exigences de précision des autorités, et leurs réponses aux risques de falsifica-

tion et d’erreurs. C’est sans doute en partie pour lutter contre la dissimulation

que la physiognomonie s’est développée, cherchant derrière l’apparence la vraie

nature, ou plutôt dans l’apparence, dans les signes physiques, la véritable iden-

tité de l’âme, parce que « les signes témoignent » (Polémon, I, 19, 22 :

signa

[…]

testantur

). De même, c’est en travaillant sur le faux que les juristes et les docteurs

de la Renaissance sont arrivés à une réflexion sur le soi. L’identification s’avère

comme un processus social dynamique où l’on réagit au risque de falsification par