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Échanges commerciaux

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la qualité de la marchandise pour éviter de payer les droits de douane – non seu-

lement largement adoptées, mais aussi, dans un certain sens, officialisées et insti-

tutionnalisées. Il ne s’agit pas de l’éternelle dialectique entre normes et pratiques.

L’interventionnisme des pouvoirs sur les trafics maritimes produit des blocages

institutionnels qui finissent par affaiblir la capacité contraignante des normes. Les

machines institutionnelles ne constituent pas un cadre sécurisant ; celles-ci font

partie du quotidien du marché et de ses pratiques commerciales. Les grands négo-

ciants comme les micro-entrepreneurs maritimes construisent des routes et savoirs

dans un corps à corps quotidien avec un enchevêtrement de lois et d’institutions.

Déséquilibre des flux, déséquilibre des normes, pluralité des acteurs et de leurs

pratiques font partie du même cadre, dans lequel une large place est faite à des

formes d’échange transversales, inégales, transculturelles : le jeu du commerce et

du rachat de captifs des deux rives ; la caravane provençale qui, au lieu de présenter

aux infidèles, comme dans la navigation escortée du xv

e

siècle vénitien, le visage

renfrogné de la civilisation chrétienne en protégeant les navires « ronds » avec les

galères militaires, introduit ses patrons, totalement désarmés, dans les moindres

recoins de la côte ottomane, en contribuant à résoudre l’insuffisance des moyens

de transport maritime de la Sublime Porte. Et sous les yeux du pape et des Rois

Catholiques ou Très Chrétiens, des flottes de minuscules navires menées par de

petits marchands chrétiens transportent année après année, d’un bout à l’autre de la

Méditerranée, des milliers de disciples de Mahomet se dirigeant vers La Mecque :

sans leurs services, les musulmans duMaroc et des régences barbaresques auraient

eu bien du mal à s’acquitter de ce rite important prescrit par leur Dieu.

Ces récits pluriels prolongeraient-ils donc l’apologétique du xviii

e

siècle

du commerce en tant que pratique irénique et civilisatrice, venant adoucir les

mœurs et entraînant un bonheur public ? L’histoire de l’un des lieux symbo-

liques des échanges méditerranéens, Venise, suffirait à démentir cette hypothèse,

elle qui, durant des siècles, s’est engagée à commercer avec les musulmans tout

en les combattant dans des guerres prolongées et sanglantes ; ou, sur un autre

plan, l’histoire des Juifs vendant des marchandises et prêtant de l’argent aux

chrétiens entre deux pogroms. La longue histoire de la Méditerranée se déroule

sur des plans souvent divergents. Comme le soulignait la théologie scolastique,

l’échange commercial a tendance à segmenter les relations entre les personnes :

le contrat engage l’individu dans les limites des éléments négociés, sans créer de

relations d’autre type. Le fait d’échanger des marchandises n’empêche pas, en

règle générale, de haïr ceux avec qui l’on réalise l’échange. Le commerce peut

être une chose très positive. Quant aux bonnes mœurs, elles devront toutefois

être poursuivies à travers d’autres chemins.

Biagio Salvemini