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Échanges commerciaux

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locaux. Les muletiers rencontrés par Don Quichotte sont souvent accusés d’être

des agents de ce bouleversement du « bonheur public ».

Cette image de déséquilibre des flux doit être comparée à un autre élément fon-

damental du grand récit : l’image d’ordonnancement des pouvoirs, même s’il est

souvent violent et conflictuel. La Méditerranée n’a rien à voir avec l’idée de

Mare

Liberum

proposée par Hugo de Grott au début du xvii

e

siècle. À la différence

des océans, qui étaient des mondes sans frontières et sans loi, la Méditerranée

a souvent été conçue comme un « territoire »

; et, en tant que tel, son moment

de plénitude, sur le plan de la civilisation comme sur celui des trafics, a été rap-

porté aux siècles où la mer était

nostrum

, car

clausum

, entourée d’un anneau de

terres caractérisé par une domination et une civilisation homogène : les siècles

de l’Empire romain. Avant et après, elle se présente comme un territoire mar-

qué par de gigantesques dualismes de dominations et de civilisations : Grecs et

Barbares, chrétiens et musulmans, Européens et Ottomans, habitants de la rive

nord et ceux de la rive sud. Il en ressortira des rivalités irréductibles qui se sont

répercutées sur le plan économique en entravant le développement des trafics,

ou même, comme le suggère le livre célèbre d’Henri Pirenne (1937), en provo-

quant le repli rural et féodal du haut Moyen Âge européen.

Cette image d’un jeu binaire est démentie par les études de ces dernières

décennies. Les acteurs institutionnels bâtissent des alliances politiques et des

Capitulations commerciales tous azimuts – les rois de France, tout en se targuant

de la dénomination de Très Chrétiens, étaient particulièrement enclins au pacte

impie avec les infidèles ottomans. Mercantilismes et protectionnismes de tout

type produisent des normes et institutions de droit commercial, maritime et de

la navigation, suivant peu les logiques du droit romain. Étant donné l’incertitude

des frontières, ils ont une validité plus subjective que territoriale et incluent, qui

plus est, des moyens d’affaiblir leur nature coercitive. Il suffit de se référer à la

question toujours brûlante du « droit de visite », c’est-à‑dire la tentative systé-

matique d’empêcher les officiers du pays avec lequel on commerce de visiter les

cales de ses navires marchands, pour permettre en réalité des opérations que les

accords qualifient d’« illicites ». Ainsi, du monde institutionnel, la promotion de

son « commerce actif » – entendu comme solde positif de la balance commerciale,

contrôle de la navigation et échange de produits manufacturés contre des den-

rées – descend souvent au niveau de l’action quotidienne de consuls, douaniers,

officiers chargés de la santé maritime

: les archives pullulent de plaintes virulentes

pour les harcèlements

réciproques, plutôt que pour l’iniquité des normes écrites.

Dans ce contexte, le concept de fraude commerciale doit être revu. Le mot

« contrebande », très répandu dans la langue des échanges méditerranéens, se réfère

à un ensemble de pratiques – de l’utilisation des drapeaux multiples à la fréquen-

tation des « ports ruraux », en passant par les fausses déclarations sur le poids ou