Orientalisme | Pouillon, François

Orientalisme 1126 À y regarder de plus près cependant, on constatera que la frontière se place- rait non pas au milieu de la mer Intérieure pour opposer l’Europe et l’Afrique ou l’Asie, la Chrétienté et l’Islam, mais ailleurs : plus au sud par exemple, avec le limes romain repris de façon millénaire pour protéger le monde civilisé des incursions de nomades (Frémeaux, 1996 – et les « nuées de sauterelles » d’Ibn Khaldûn), qui marquerait la limite entre la Méditerranée « utile », bonne à civi- liser – donc à coloniser –, et le Sahara, monde sauvage ouvrant sur le conti- nent mystérieux. Sur le versant nord également, on voit s’opposer, sur la très longue durée, les puissances de l’Europe du Nord qui, dès la fin du Moyen Âge (voir Braudel), inventent la croissance capitalistique fondée sur la technologie industrielle et le grand commerce, mais aussi la démocratie bourgeoise et l’indi- vidualisme pour tous, et le « Sud » qui stagne dans une économie de traite, s’ac- crochant à des valeurs aristocratiques surannées, avec une conception antique d’un travail réservé à la servilité, une politique faite d’alternances entre négocia- tion démagogique et ordre despotique, et où l’on passe, sans rupture véritable, d’un christianisme méridional à un islam hellénisé – l’Andalousie sera repé- rée comme l’épicentre conflictuel mais profondément commun de cet espace. « L’Afrique commence à Rome », s’amusent à dire les Italiens. Et, de la même manière, tous les pays de la rive nord semblent avoir leur Mezzogiorno : arriéré, paresseux, rustique et ombrageux. L’Italie bien sûr, mais la France avec le pays de langue d’Oc, l’Espagne avec son Andalousie encore fortement imprégnée d’islam, et les pays du Maghreb, mais aussi l’Égypte et la Turquie invoquent tous, dans des termes équivalents, leur « Sud » traditionnel et bédouin. À par- tir de là, des pulsions séparatistes vont se faire jour : avec la Ligue du Nord en Italie, par exemple, revendiquant la filiation avec les guerriers blonds qui avaient construit les empires romains-germaniques ; avec la Catalogne ou la Slovénie qui font mine de se tirer de leur gangue méridionale pour se rapprocher de l’Europe du Nord. En retour, si cette même Europe tremble aujourd’hui sur ses bases monétaires, c’est la faute de la Grèce et de Chypre, de la péninsule Ibérique, de l’Italie tantôt. Et une improbable « identité européenne » est menacée autant par l’irruption de ses sauvages méridionaux – Siciliens, Corses, Roms, Albanais, voire Basques – que par la présence encombrante des Maghrébins ou des Turcs, ou celle, moins bruyante mais non moins vigoureuse, des Asiatiques. De ces observations se dégage une autre figuration de l’espace médi­ terranéen, terre de communion civilisationnelle où l’on mange les mêmes choses, où l’on adore la même musique et où, à des nuances près, l’on traite pareille- ment les femmes, mais où, pour des questions d’étiquette politique, d’identité religieuse ou linguistique, de concurrence de « Petits Blancs », on se déteste cordialement et, à l’occasion, on s’entretue. Pourtant, le sens de l’honneur, la sacralisation du groupe agnatique, l’anarchisme fondamental, un certain art de

RkJQdWJsaXNoZXIy NDM3MTc=