Orientalisme | Pouillon, François

Orientalisme 1127 vivre y compris dans le dénuement, sautent toutes les frontières. Masqueray (1886) s’est attaché à repérer dans les assemblées des villages de Kabylie la per- pétuation de la démocratie inventée dans la Cité antique ; les drapés des hou- lis blancs rappellent furieusement à Delacroix ceux des toges qu’il a appris avec la statuaire gréco-romaine ; les bains « turcs » sont la perpétuation littérale des thermes des Anciens, et Germaine Tillion (1966) trouve le même rabaissement des femmes dans la doctrine chrétienne telle qu’elle est formulée par saint Paul, juif et citoyen romain, que dans la pratique des sociétés musulmanes. Loin d’être déduit des Tables de la Loi, ce socle anthropologique des sociétés méditerra- néennes, qui adorent la virginité, l’honneur, un certain réalisme sanguinaire, ignore les frontières religieuses. La géographie de l’orientalisme méditerranéen, le clivage entre le même et l’Autre, les Lumières et la barbarie (Thomson, 1987), n’adoptent pas les frontières aujourd’hui conventionnellement mises en place entre Orient et Occident. Ce ne sont pas cette fois l’Europe et l’Asie (ou l’Afrique), ni la Chrétienté et l’Islam qui s’opposent en Méditerranée, mais un espace commun qui se construit sur ses confrontations mêmes. Le clivage est ailleurs, et l’âge d’or de l’orientalisme, au xix e siècle, illustre cela de diverses manières, avec par exemple Théophile Gautier qui, comme critique, s’est toute sa vie préoccupé d’orientalisme pic- tural, mais n’a fait en terre d’Islam que des incursions brèves et passablement décevantes (Alger, Constantinople, Le Caire – pour l’inauguration du canal de Suez : victime d’un accident, il descendit à peine du bateau). Ce qui a consti- tué son vrai « voyage en Orient », pleinement vécu par lui comme tel, c’est son périple en Espagne en 1840. Il pousse bien sûr jusqu’en Andalousie mais c’est dès les Pyrénées que l’exotisme le saisit. Avant lui, Delacroix fait ici aussi une excursion décisive que l’on oublie parfois de signaler, mais qui est partie inté- grante de son voyage au Maroc. Pour les peintres en séjour académique à Rome, ceux du moins qui ne veulent pas se cantonner au classicisme monumental, ce sont les spectacles de la popu- lace et des rues de Naples, de Sicile et de Rome même, qui offrent les sujets tout à fait équivalents des « scènes et types » de l’Orient. Coupeur de route patenté, le bandit sicilien n’est pas moins redouté que le sauvage bédouin : de quoi attirer les peintres « régionaux » qui s’y spécialisent. Dans toute la Méditerranée, et déjà dans la Grèce tout juste dégagée de l’Empire ottoman, l’imbrication des ruines classiques est l’occasion de confronter les pâtres de toutes religions et les monu- ments vénérables. Avec la réticence des musulmans à se laisser représenter, la dif- férence orientale s’illustre souvent avec des groupes minoritaires qui font office de représentants de ces terres exotiques : les juifs que Delacroix croque au Maroc en 1832 ; les Grecs dans les admirables aquarelles de Gleyre lors de son voyage de 1834-1835 ; les chrétiens de Madaba photographiés par le père Jaussen lors

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