Mégapole | Ilbert, Robert

Mégapole 909 Les autres très grandes villes repères, intégrées dans le programme et l’ouvrage de synthèse, fonctionnent comme des éléments de systèmes socio-politiques, qui dépassent largement les frontières d’organismes politiques définis comme les empires dont elles sont en général l’expression achevée. Ainsi, pour l’historien de Rome, la zone d’influence de la République et du Premier Empire forment, en quelque sorte, la matrice des géopolitiques ultérieures jusqu’à nous : le régime fasciste s’est réclamé, par exemple, de l’héritage sacré de la Rome antique mais aussi de la construction de la Chrétienté, depuis la Rome papale jusqu’à Byzance en passant par le Saint-Empire. La mégapole est une spécificité méditerranéenne parce qu’elle tient son existence de la longue durée et de la mémoire. L’histoire urbaine de la Méditerranée devient ainsi un espace-temps doté d’une énergie incommensu- rable et, en quelque sorte, replié sur lui-même : même détruites, les civilisations renaissent, à l’image de cette Hellade rasée, recouverte successivement par Rome, les Barbares, la Chrétienté, Byzance, l’Islam ottoman, mongol, arabe et turc, pour resurgir au xix e siècle en néohellénisme et aujourd’hui un des symboles de l’Europe. Les grandes villes cosmopolites de Méditerranée, y compris Athènes, Beyrouth, Palmyre ou Jérusalem (Lemire, 2013), deviennent des modèles, voire des idéaltypes ; le travail de l’historien revient à imaginer un voyage, à très haute altitude, au-dessus d’un monde méditerranéen plongé dans la nuit des temps dont on n’apercevrait que la lueur de cités brillantes par-ci, par-là : ici Rome au xvii e siècle ; là Alexandrie, Beyrouth ou Athènes au xix e . L’énergie dégagée relève de la mémoire des hommes et de leur fascination plus que de la démo- graphie ou de la production, et il faut scruter la nuit avec attention pour discer- ner ce qui relie les lumières entre elles. La mégapole est une « cosmopole », effectivement en apesanteur. Sur une plus longue durée encore, les sociétés athénienne ou pharaonique se retrouvent dans les premières renaissances nationales des xviii e et xix e siècles (comme l’ont montré, pour la Grèce, Nicole Loraux et Pierre Vidal-Naquet dans la « formation de l’Athènes bourgeoise » (1979) et, pour la seconde, le mythe alexandrin qui combine, en défiant destructions et oublis de la cité, les réseaux commerciaux, les routes des savoirs et les héritages de toutes les civilisations qui se sont succédé en Égypte depuis Rome… C’est ainsi que – sous réserve d’inventaire – des villes comme Rome, Alexandrie ou Venise peuvent figurer au rang de mégapole. L’intuition initiale de Claude Nicolet relève, dans ces conditions, de ce que Michel Foucault appelait, à peu près au même moment, de ses vœux : l’explora­ tion des « chronotopies » et « hétérotopies ». Michel Foucault voulait constituer ce concept d’hétérotopie en véritable champ de recherche en faisant des hétérotopies des « espaces concrets qui hébergent l’imaginaire, comme une cabane d’enfant ou

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