Lingua franca | Dakhlia, Jocelyne

Lingua franca 795 Mamamouchi. Ces paroles et l’ensemble des strophes de langue franque de la pièce ont été écrits avec l’aide du chevalier d’Arvieux, fin connaisseur des langues orientales mais convoqué à Versailles, auprès de Molière, pour son expertise en matière de langue franque. Le théâtre européen comme l’opéra joueront long- temps de l’effet comique de ce pidgin, à la fois intelligible pour le public et déno- tant une altérité plus ou moins lointaine. Ces asymétries foncières dans la composition d’une langue fonctionnel- lement neutre, et principalement l’asymétrie par laquelle les gens d’Islam parlent aux « Francs » une langue majoritairement romane, sont difficiles à interpréter. Elles reflètent assurément l’ancienne présence commerciale des puissances italiennes, mais n’expriment en rien un état effectif des rapports de force géopolitiques ni commerciaux. N’étant pas une langue de prestige, la lingua franca ne traduit aucunement, en effet, des phénomènes d’accultura- tion ou d’« influence » culturelle. En revanche son emploi révèle, de la part des sociétés islamiques bordant la Méditerranée, une familiarité avec les langues latines et plus généralement européennes, beaucoup plus poussée qu’on ne le pensait jusque récemment. Cette connaissance pragmatique de la langue franque mais aussi d’autres langues européennes, acquises par la pratique du commerce et le voyage, par les aléas de la captivité ou dans une simple cohabitation avec des chrétiens, captifs ou libres, remet donc en cause le lieu commun historiographique, notablement développé par Bernard Lewis, selon lequel les sociétés d’Islam n’auraient pas eu de « curiosité » à l’égard de l’Europe, puisqu’elles n’auraient pas appris ses langues. Le cas de la langue franque suffit à montrer qu’elles avaient au contraire une connaissance empirique assez répandue de l’Europe, soit directe, soit indirecte, au contact des nombreux Européens qu’elles accueillaient, de gré ou de force, et auxquelles elles offraient parfois des possibilités d’ascension sociale remarquables. Schématiquement, on peut opposer un modèle européen qui développe, dans ce moment de l’âge moderne, un apprentissage savant des langues orientales, mais maintient à la marge toute intégration des gens d’Islam dans la société, et un modèle islamique beaucoup plus ouvert, au contraire, à l’assimilation d’Européens juifs ou chrétiens, mais qui n’instaure pas, jusqu’au xix e siècle, d’apprentissage savant des langues européennes. Deux formes de mise à distance de l’autre sont donc exprimées par le rapport aux langues, dans un contexte historique par ail- leurs tissé d’interconnaissance et de continuum culturel aussi bien que polarisé par les conflits et les affrontements idéologiques ou religieux. La lingua franca reflète autant cette communauté de sens et de culture que le besoin de réaffir- mer les limites du soi et de l’autre. Son aire de pertinence peut donner lieu à débat. Le linguiste Cyril Aslanov a notamment mis en discussion sa diffusion au Levant. La documentation la

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