Ibn Khaldûn | Martinez-Gros, Gabriel

Ibn Khaldûn 652 sur le monde méditerranéen, dont elle retranche en quatre ans 20 ou 25 % de la population, de Bagdad à Londres en passant par Damas, Constantinople, Le Caire, Palerme, Tunis, Naples ou Paris, comme si Dieu avait roulé le tapis du monde pour lui signifier sa fin, dira Ibn Khaldûn. Les répliques de l’épidé- mie l’accompagneront sa vie durant. Peut-être en meurt-il au Caire en 1406. Pour l’heure, en 1348, son père et 10 de ses 16 maîtres y succombent, Tunis est ruinée. Le voilà à Fès, où se rassemblent les derniers espoirs d’un État fort, garant d’une vie paisible et civilisée, dont l’avènement passe par d’étranges voies : pour le compte des sultans marocains, ou d’autres seigneurs moins puissants, comme les rois de Tlemcen et de Bougie, dont il deviendra un temps le vizir, Ibn Khaldûn recrute des guerriers dans les tribus arabes qui pourvoient, depuis plusieurs générations déjà, aux forces armées des États maghrébins. L’ordre poli- tique et social se nourrit de l’apport du désordre tribal. Ibn Khaldûn méditera toute sa vie ce paradoxe, lui que la vie libre et rude des tribus fascine d’autant plus qu’il sait ne pas en partager les valeurs, et qu’il n’ignore pas pourtant que ses ancêtres en venaient. Mais peu à peu, les États cèdent, sombrent dans les querelles intestines, se divisent, comme si une même force invisible les précipitait dans le néant. En 1374‑1375, Marrakech et Fès séparent pour la première fois leurs destins. L’ancien vizir de Grenade, et le dernier grand poète arabe avant l’ère moderne, Ibn al-Khatib, est exécuté à Fès où il avait trouvé refuge. Ibn Khaldûn, dont il était l’ami, et qui tenta en vain de le sauver, mesure sans doute la longue période de désordre et d’insignifiance politique que ces troubles annoncent. C’est alors qu’il « prend à droite » et que la lumière se fait dans son esprit. La théorie d’Ibn Khaldûn Mais que lui dit cette lumière ? Pour le traduire en termes modernes, le problème que pose Ibn Khaldûn est celui de la création de richesses, ou de l’accumulation du capital, dans des sociétés agraires, établies depuis le Néolithique (8000‑3000 avant notre ère), et dont les progrès économiques et démographiques, pour être très supérieurs à ceux des dizaines de millénaires antérieurs, n’en sont pas moins très lents, et toujours menacés d’anéantissement par les aléas du climat ou par une pan- démie incontrôlable, comme l’est la peste. Le monde d’Ibn Khaldûn, vers 1400, compte environ 350 millions d’habitants, soit vingt fois moins que le nôtre. La population mondiale a presque quadruplé au cours du xx e siècle. Il aura fallu 2 500 ans environ pour obtenir ce même quadruplement entre 1000 avant notre ère et l’an 1400 de notre ère. Le seul moyen massif de créer de la richesse consiste donc, constate Ibn Khaldûn, à l’accumuler artificiellement, par le

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