Ibn Khaldûn | Martinez-Gros, Gabriel

Ibn Khaldûn 653 moyen d’une contrainte exercée sur des populations assez nombreuses pour la supporter, et qu’on nomme l’impôt. L’État est l’entité capable de lever l’impôt, dont le produit est concentré en un lieu géographique – la capitale – au profit de l’élite politique et militaire qui dispose de la force nécessaire à l’exercice de cette contrainte. Cette élite redistribue le bénéfice de l’impôt pour son confort, son plaisir, son prestige ou sa curiosité intellectuelle, à des hommes de métiers, artisans, marchands, médecins, professeurs. Plus le produit de l’impôt est abon- dant, plus la diversification et la spécialisation des métiers sont grandes dans la capitale, et plus importants les gains de productivité et la capacité d’invention de techniques nouvelles. Dans les villages, chacun élève ses propres murs de boue séchée. On trouve des maçons dans les petites villes. Bagdad au ix e siècle, Paris au xiii e siècle abritent de véritables architectes. L’impôt et l’État sont les sources uniques d’un progrès visible. La croissance de la ville mobilise ainsi le travail des campagnes qui lui versent l’impôt, mais lui vendent aussi les produits agricoles et les matières premières dont elle a besoin. Malgré l’impôt, les campagnes s’enrichissent et se peuplent en satisfaisant la demande urbaine, ce qui permet de les imposer davantage, donc de faire croître d’autant la ville et d’en augmenter la demande, qui profite aux campagnes, qui s’enrichissent, etc. C’est un véritable cercle vertueux qui s’engage, dont tous, ville et campagnes, tirent bénéfice. Il ne réclame qu’une seule condi- tion, rigoureuse : que les populations imposées soient désarmées. L’ensemble du processus repose, en effet, sur une inégalité fondatrice, entre puissants et sujets, entre la ville et le reste, entre ceux qui lèvent l’impôt et ceux qui le paient. L’impôt est une humiliation que des hommes libres ne toléreraient pas, dit Ibn Khaldûn. L’État accroît la richesse, la population et la prospérité ; mais dans le même temps il désarme, par la force, bien sûr, mais aussi par l’éducation. Ibn Khaldûn n’hésite pas à écrire qu’il est dans la logique de l’État de répandre la lâcheté et de combattre toute forme de solidarité parmi ses sujets. Il nomme « sédentaires » ces populations, nombreuses, relativement prospères, désarmées, individualistes et soumises à l’impôt, qui vivent sous le contrôle d’un État. Réserves de violence : les tribus Mais l’État entre ainsi dans une contradiction apparemment insurmontable. Il a besoin d’une force militaire pour intimider ses peuples, lever l’impôt, et garantir son troupeau contre les prédateurs extérieurs. Mais comment trouver une force militaire parmi des sujets auxquels on interdit le courage et la solidarité ? L’État doit donc la chercher ailleurs, c’est-à-dire à ses confins, dans le monde des tribus – entendons cette part de l’humanité qui ne vit pas sous le contrôle d’un État,

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