Bazar | Peraldi, Michel

Bazar 155 rendent possibles ce que les règles communautaires et religieuses interdisent : non seulement la vente de certains produits frappés d’interdit, c’est anecdo- tique, mais surtout l’usure, le profit, le prêt à intérêt, toutes choses que les règles communautaires comme les règles religieuses proscrivent entre semblables ; cette règle que l’établissement du « marché libre » va lever dans l’Europe chré- tienne et que le bazar contourne déjà en s’appuyant sur les jeux d’alliance et de commerce entre minorités. Enfin, dernière pièce de cette organisation, le souk participe d’un monde éco- nomique où le commerce constitue le cœur de l’économie, autant parce qu’il est l’étage supérieur, capitaliste, et donc commande les hiérarchies sociales et les ordres de notabilités, que parce que les relations commerciales sont l’essentiel des relations autour desquelles s’organisent des économies où la part salariale du tra- vail social est infime. Du travail de l’artisan au banquier, du caravanier transpor- teur au revendeur, du marin au notable, tous achètent ou vendent, à l’exclusion d’une autre relation. C’est d’ailleurs cet « impérialisme » des relations commerciales qui va très probablement précipiter le déclin de l’économie de bazar et avec elle toute l’économie méditerranéenne, lorsque le capital industriel prend le pouvoir sur le capital commercial et impose, au cœur de l’économie, la relation salariale. Le souk fait système parce que c’est la totalité des activités économiques qui y trouve domicile, et pas seulement les échanges marchands. Plus précisément, parce qu’il est un espace marchand, organisé comme tel, il donne à tout rap- port social à finalité économique la forme d’un rapport d’échange. Le souk est le système d’une économie dominée par le commerce et l’échange plutôt que par l’industrie, et la présence des artisans et fabricants n’y est pas, là non plus, le résultat d’une structure d’aléas et de circonstances historiques. Elle est la condi- tion de leur soumission aux lois du commerce. Il n’y a au souk que des per- sonnes qui achètent et qui vendent, ce qui signifie que ceux qui sont là pour convoyer, fabriquer, renseigner, assister, sont bien forcés de donner forme de rapport d’échange à ce qu’ils font. On comprend alors que le marchandage est la pierre angulaire des relations qui se nouent ici. L’économie commerciale est en effet une économie de grande variabilité. La production des marchandises n’est que très partiellement soumise à la régularité d’une fabrication. Les marchandises suivent des routes pleines d’em- bûches, les commerçants ne sont jamais à l’abri d’une pénurie, d’une arnaque, d’un piratage. Dans ces conditions, la seule possibilité offerte aux acteurs de se prémunir des risques est la construction de relations personnelles entre ache- teurs et vendeurs, dans lesquelles la personnalisation tient lieu de garantie. Le marchandage, dans le bazar traditionnel, n’est rien d’autre que ce temps d’ajus- tement des partenaires par lequel ils tentent d’établir des relations de confiance. Pour le dire autrement, si l’on ne peut obtenir des informations fiables sur les

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