Bazar | Peraldi, Michel

Bazar 156 marchandises, leur fabrication et leur circulation, il ne reste qu’à s’informer sur celui qui les vend ! Aujourd’hui, dans le cadre du rapport touristique qui domine le souk, le marchandage est une sorte de performance auquel chacun se conforme, ven- deur ou acheteur, parce qu’il pense que l’autre attend de lui qu’il s’y conforme. Un combat simulé, symbolique entre deux « forces » dont l’une entend dominer l’autre. Rien de tel dans le souk traditionnel. D’abord parce qu’on ne marchande pas à tout bout de champ, mais seulement dans les moments où s’établit une rela- tion commerciale qui, devant une relation de clientèle, n’a plus justement à être disputée. Le marchandage traditionnel est aux antipodes du marchandage tou- ristique, car un marchandage réussi n’est pas forcément un équilibre des forces, mais un engagement réciproque, libre, entre deux personnes qui décident de faire durablement affaire ensemble. Le marchandage traditionnel suppose la répéti- tion, le moderne une logique de passants et de moments. Voilà, si l’on peut le dire ainsi, la grammaire minimale de l’économie politique du bazar : un monde de gains aléatoires dans une économie où la personnalisation des relations est la seule garantie de profits possibles, qui forme alors un « esprit » empreint de goût du jeu, de théâtralité et d’engagement dans les relations de face à face. Il est cer- tain que seules les villes orientales et les sociétés musulmanes ont su donner au bazar une forme et une place dans la ville. Les recherches historiques, d’Henri Pirenne à Fernand Braudel, mettent en évidence que les sociétés occidentales et chrétiennes ont eu au contraire une tendance récurrente à vouloir expulser le marché concret des villes. Si l’économie du bazar s’installe quand les occasions et les ruptures de charge s’ouvrent sur des routes commerciales à l’échelle mondiale et quand les mondes urbains engendrent des relations d’altérité – ce qui suppose la présence de commu­ nautés dans la ville en position d’affranchissement aux codes qui prévalent –, et si enfin les rapports d’échange qui s’y déploient ne nécessitent rien d’autre que des « compétences » relationnelles à composer sans cesse des arrangements négo- ciés entre adversaires familiers, il faut alors suggérer que l’économie du bazar est encore vivante. Non pas sans doute au cœur des malls ou des supermarchés mais, au ras de la rue, dans ces mondes marchands d’Istanbul, de Marseille ou de Naples, où se joue, via le commerce à la valise et le trabendo, quelque chose d’une version moderne de l’emporion. Michel Peraldi ➤➤ Architecture, Braudel (Fernand), caftan, céramique, cosmopolitisme, échanges commerciaux, épices, esclavage, industrialisation, juifs, musulmans, sel

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