Bazar | Peraldi, Michel

Bazar 154 porté par des échanges monétaires et le « concert des convoitises » ou le désir d’enrichissement. Cette économie tient à trois singularités historiquement stables dans tous les souks et bazars des mondes musulmans jusqu’à l’époque moderne. La première concerne les circuits des échanges et des marchandises, la seconde concerne la nature de l’économie ici activée, la troisième la forme des relations sociales à l’in- térieur desquelles se déroulent les « passions » économiques. D’abord les marchandises dont le souk assure l’approvisionnement. Il n’est en effet qu’un lieu commercial parmi d’autres. Dans les mondes urbains et ruraux, diverses formes de lieux commerciaux existent, dont le souk se différen- cie parce qu’il assure l’échange et la circulation de produits exceptionnels, non ordinaires ; des bijoux aux épices, des tissus précieux aux vêtements d’apparat. Même lorsqu’on y trouve des produits de consommation courante, c’est avant tout que ces produits y sont arrivés au bout de longs voyages, comme le sel ou les épices. Les grands marchés ne sont d’ailleurs pas établis dans toutes les villes et provinces. À l’image de Séfrou, petite ville centrale du Maroc, c’est leur place aux carrefours très stratégiques des routes commerciales qui commande leur exis- tence. Ces routes caravanières qui, remontant les esclaves, le sel somalien ou l’or du Ghana, descendant les fourrures, l’argent, les armes, articulent l’espace médi- terranéen aux mondes européens d’un bord, aux mondes subsahariens de l’autre. Or cette différence ne vaut pas seulement par la nature des produits, elle vaut aussi par la nature des échanges dont ils font l’objet. Il faut replacer le bazar clas- sique et les échanges dont il est le support dans le cadre de sociétés où tous les produits ne font pas forcément l’objet de rapports d’échange monétaire. Selon la division établie par Aristote, seuls les produits qui échappent à l’économie domestique du troc ou des échanges non monétaires trouvent dans l’emporion comme dans le souk un espace licite d’échange monétaire. Et ces rapports sont licites pour autant qu’ils ne concernent pas des échanges dans la communauté mais avec les étrangers. L’autre caractéristique du bazar en effet, qu’il emprunte directement à l’em- porion antique, est qu’il est un lieu d’altérité, lorsque les rapports d’échange monétaire justement sont des rapports entre minorités ethniques et surtout religieuses. La présence et les rôles très divers des chrétiens dans les bazars du Moyen-Orient, Alep ou Istanbul notamment, des juifs dans tous les mondes musulmans, sont une dimension constitutive de la vie économique du bazar. Il est donc par excellence le lieu de ce qu’Aristote nomme chrématistique et que l’on dirait aujourd’hui « capitalisme », s’il faut entendre par là une écono- mie dominée par le profit et l’intérêt. Les relations d’altérité apparaissent alors dans toute leur opportunité économique, non pas comme des relations « cosmo- polites » de mixité et de brassage, mais comme des relations commerciales qui

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