Bazar | Peraldi, Michel

Bazar 153 Bazar Pour la plupart de ses utilisateurs contemporains, touristes en majorité, le bazar est avant tout un décor, le théâtre ordinaire en ces lieux d’Islam où se déploie une « culture » singulière des rapports sociaux d’échange marchands et non marchands : empilement et joyeux désordre, marchandage, appel au chaland, etc. C’est peut-être ce qu’il est devenu aujourd’hui, et cependant, même si ses fonctions dans la ville se sont considérablement transformées, le bazar porte les traces vives de ce qu’il a été dans son histoire, non pas seulement un lieu, mais un « esprit » et un système économique. Bazars (le terme vient du persan, ou sûq [souk] en arabe), couverts et archi­ tecturés d’Istanbul ou d’Alep, comme une ville d’ombre dans la ville où la fraî- cheur maintenue sous les immenses voûtes de pierre semble faite sciemment pour accommoder des tractations marchandes interminables. Au Maghreb, moins immédiatement séparé de la ville que ne l’est le bazar oriental, en revanche plus rigoureusement divisé en spécialités, où chacun peut à loisir choisir « son » ven- deur de babouches, d’épices, de poteries. Le souk, d’ailleurs, incorpore aussi l’ar- tisanat et les unités de production, par différence avec le bazar rigoureusement réservé au commerce. Souk ou bazar, il s’agit d’assigner le commerce à une forme urbaine qui tout à la fois le facilite et l’encadre. Les portes closes, l’étroitesse des rues, l’absence de profondeur des boutiques, constituent en effet un agencement panoptique qui permet une étroite surveillance des échanges, ainsi placés sous le regard de tous. Le souk, qui est donc le marché, en sa forme urbaine, est la meil- leure protection contre les voleurs, mais aussi contre les déviances et un très effi- cace agent de conformisme. Qu’un seul déroge aux règles tacites communes de l’éthique et il est immédiatement désigné. Mieux que tout contrôle technique, il est d’ailleurs un espace marchand où la réputation tient lieu de régulation du commerce. Même si l’islam va en codifier les règles et les organiser à son pro- fit, le souk est une institution qui lui est antérieure. Comme son ancêtre grec, l’emporion, le souk territorialise non pas toute l’économie mais cette part des économies préindustrielles qui forme un étage quasiment capitaliste parce que

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