Ruines | Théodoropoulos, Takis

Ruines 1353 à l’aventure, les fidèles des sciences naturelles qui recueillent les curiosités de la faune et de la flore. C’est toute la jeunesse dorée européenne qui rêve d’entre- prendre le Petit ou le Grand Tour à destination de Rome, Athènes ou Jérusalem. Les ruines, durant tout le règne du style néoclassique, ont déjà leur propre valeur : dépositaires privilégiés du classique, les sites, peu ou pas du tout protégés, nour- rissent la boulimie des élites européennes. Les collectionneurs d’antiques font fortune à Londres. C’est l’époque de la construction des grands musées européens. Selon l’expres- sion de son premier conservateur, Dominique Vivant Denon, le Louvre est des- tiné à rendre aux chefs-d’œuvre le sens que leur espace naturel n’est pas en état de reconnaître. C’est un geste fondateur de la modernité culturelle européenne : c’est la même mentalité qui permet à Napoléon de piller l’Égypte, à Lord Elgin les frises et les frontons du Parthénon, et à la Société des Dilettanti le temple d’Apollon Epikourios au centre du Péloponnèse. Depuis la fondation des grands musées, les ruines se voient attribuer un rôle intermédiaire : à cheval entre la nature et le musée, lieu de culture, les temples rongés par le temps et les colonnes brisées semblent assurer le passage entre le présent et son double manqué, son image réfléchie par le miroir brisé de l’Histoire. C’est de cette façon que les ruines affectent l’imaginaire roman- tique. Dans un passage impressionnant de son Itinéraire de Paris à Jérusalem , Chateaubriand, séduit par quelques pierres blanchâtres qu’il entrevoit au fond de la vallée d’Eurotas, à Sparte, appelle Léonidas en lui demandant de sortir de sa tombe. Il part déçu par le silence de la matière inerte. Silencieuses, témoins d’une certaine inertie du passé qui persiste dans le temps présent, les ruines ne sont pourtant pas muettes. Elles peuvent, au contraire, devenir très éloquentes quand l’intérêt qu’on leur porte est accom- pagné de la patience que suggère leur existence millénaire. L’œuvre des archéo- logues transforme les pierres en hiéroglyphes d’une histoire inscrite sur le paysage. Tout ce travail minutieux qui consiste à déterrer ce qui est enfoui pour le décrypter, le décoder afin de l’exposer, malgré l’expansionnisme techno­ logique, enveloppe les ruines sous une couche protectrice qui prend l’allure du sacré. À une différence près : le « ne pas toucher » qui crée la distance entre les chefs-d’œuvre exposés au musée et leurs spectateurs ne vaut pas pour les ruines. Ici on peut toucher, on peut marcher dessus, on peut même se coucher sur les pierres moites, comme Michel Leiris à Olympie. La sacralité pourtant insiste : les ruines font partie de ces existences rares qui ne peuvent pas être échangées. D’où leur préciosité. Dépositaires d’une conception du passé qui, sans elles, serait purement abs- trait, les ruines investissent le paysage méditerranéen avec leur sacralité désin- volte. C’est une sacralité sans religion, le rituel d’un acte de foi envers la pérennité

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