Polyphonie | Lortat-Jacob, Bernard

Polyphonie 1286 chanteur soliste peut toujours, pour le plus grand plaisir de son entourage, subs- tituer un nom ou transformer une expression dans le simple but d’actualiser la performance et de rappeler que chanter c’est aussi célébrer un moi collectif, occasionnellement rassemblé, et qui aura à s’exprimer durant quelques minutes (le temps d’un chant donné) et parfois aussi une soirée entière pour l’exécution de tout un répertoire. En Méditerranée, le chant polyphonique est surtout une activité mascu­ line. Cela ne veut pas dire que les femmes en sont exclues. Elles peuvent chanter avec les hommes, notamment dans les Balkans, ou seules entre elles, un répertoire spécifique lors de la célébration d’un mariage et pour certains rituels. Une des raisons de ce clivage en termes de genre pourrait être due au fait que les hommes en Méditerranée assument une grande part de la socia- lité et du politique. Certes, ils ne font plus la guerre (sauf cas exceptionnel), mais ils ont pour rôle, en principe, d’assurer la paix. Or c’est sur la base de règles sociales, rendues notamment sensibles par la qualité même du chant, que cette paix peut régner et que peut s’harmoniser une certaine façon de vivre ensemble. De sorte que la polyphonie doit être vue davantage comme un exer- cice – une œuvre à accomplir – que comme une œuvre accomplie. Il s’agit d’apprendre à conduire sa voix en compagnie des autres et, simultanément, à se conduire à travers cette pratique. Certes la vie contemporaine bouleverse ce schéma : d’une part, les femmes (en Corse par exemple) commencent à chanter ensemble à la façon des hommes, et y parviennent localement ; d’autre part, l’aspect spectaculaire de la polyphonie prend de plus en plus d’ascendant sur sa pratique effective et partagée : partout des groupes se forment qui s’exhibent dans des festivals de folklore (qui furent le fer de lance des sociétés communistes) et dans des manifestations où les acteurs-­ chanteurs se trouvent alors séparés de leur entourage direct. Bref, ici comme ail- leurs, le spectacle a tendance à s’imposer – et les formes à se fixer. La polyphonie n’est plus alors un divertissement de choix qui vous implique à titre personnel et collectif, mais une petite cérémonie profane qui s’offre à l’oreille émoussée, à la critique distraite et à la modernité. Bernard Lortat-Jacob ➤➤ Fête, mariage, modernité, musique mots-clés Anthropologie, chant, ethnomusicologie, fête, interactions, tradition orale

RkJQdWJsaXNoZXIy NDM3MTc=