Polyphonie | Lortat-Jacob, Bernard

Polyphonie 1284 Polyphonie La polyphonie vocale – c’est-à-dire l’art de construire (ou de simplement repro- duire) un chant à plusieurs, en laissant à chaque protagoniste la charge de conduire une partie musicale distincte de celle de son compagnon – est à la fois une technique musicale et une façon de concevoir les rapports sociaux. Toute la Méditerranée ne chante pas en polyphonie. La rive sud a tendance à l’ignorer, préférant des formes « hétérophoniques » dans lesquelles les rôles musicaux se distinguent beaucoup moins clairement que dans les polyphonies proprement dites. En revanche plusieurs grandes régions situées au nord et à l’est de la Méditerranée – l’Italie notamment insulaire, les Balkans dans leur quasi-­ totalité et, dans une conception élargie de l’aire méditerranéenne, la Géorgie – ont développé divers modes polyphoniques qui, dans le cadre à la fois contraignant et dynamique de la tradition orale, se sont développés, au point de devenir emblématiques. Sont exclues de cet inventaire les polyphonies écrites ou mixtes – essentiellement de type choral – qui, plus récentes, relèvent d’un tout autre mécanisme (présence de chefs de chœur, recours à l’écriture, respect d’une har- monie plus ou moins standardisée, etc.). Le mécanisme, central et fondamentalement problématique, du chant polyphonique de tradition orale tient à sa propre raison d’être : il s’agit d’être ensemble, de créer une œuvre commune tout en affirmant une expression qui, en tant que chanteur, vous est propre, et qui, paradoxalement, ne peut exister que si elle s’offre en partage et à l’approbation de vos compagnons de chant. Il y a donc un paradoxe, car chaque région – et, à la limite, chaque village – a son propre habitus musical dont tout villageois prend connaissance pour ainsi dire en naissant, mais qu’il doit savoir cultiver et même transcender, s’il veut être tenu à la fois pour « maître de chant » et interprète reconnu de la tradition. Un chanteur ne se définit pas, de toute façon, par sa position sociale (il peut être pay- san, berger, artisan, et aussi, désormais, et de plus en plus, cadre ou professeur), mais par son autorité musicale, l’étendue de sa mémoire, sa force d’expression, son propre style enfin.