Marranes | Muchnik, Natalia

Marranes 851 à multiplier les signes d’appartenance et les discours identitaires, surtout là où la répression inquisitoriale est particulièrement forte à leur égard, la péninsule Ibérique surtout. D’autant plus que les communautés marranes manifestent une forte hétérogénéité socio-économique : aux grands négociants, asentistas (banquiers-financiers) de la couronne d’Espagne, favorisés par la politique du comte-duc de Olivares dans les premières décennies du xvii e siècle, s’opposent les petits marchands qui vont de marché en marché en Vieille-Castille et les arti- sans des bourgades andalouses. À Murcie, dans les années 1720, on retrouve côte à côte, au sein de la même complicidad (réseau de judaïsants dans le vocabu- laire inquisitorial), un apothicaire établi, Jeronimo Melo, fils d’orfèvre et n’ayant d’autre dette que le salaire de sa domestique, et Maria Margarita Lopez, une ser- vante orpheline – dont les parents ont été enterrés grâce à des aumônes –, dotée par son employeur, chez qui elle et son époux ont vécu jusqu’à pouvoir s’établir. Passés massivement en Espagne dès avant l’union des deux Couronnes (1581‑1640), les judéoconvers lusitaniens, dont les pratiques judaïsantes sont restées vivaces grâce à l’institution tardive des tribunaux inquisitoriaux au Portugal, quarante ans après la conversion forcée (1496‑1497), ont réactivé le crypto-judaïsme hispanique. Celui-ci semblait en effet moribond, affaibli par l’assimilation culturelle, religieuse et sociale des judéoconvers espagnols de la première moitié du xvi e siècle. Par la suite, ces marranes d’origine portugaise et leurs descendants, principales cibles du Saint-Office espagnol après l’expulsion des morisques (nouveaux-chrétiens d’origine musulmane) en 1609‑1614, ont investi la lusitanité comme support d’identification et de cohésion. À la manière des sociétés secrètes étudiées par Georg Simmel où le secret, plus qu’un simple instrument de défense, est une forme d’existence, ils ont mis en avant leur identité collective et forment des « communautés imaginées » (Anderson) qui se reconnaissent comme telles et se sont donné une histoire commune. Les marranes possèdent un tissu social propre qui repose sur les solidarités familiales et les réseaux clientélaires, perpétués par des formes d’endogamie. On y retrouve la concentration spatiale qui facilite la sociabilité à vocation cultuelle et les acti- vités commerciales : dans les années 1650, huit membres de la famille Gomez, immigrés du Nord du Portugal et avec une forte implantation en Andalousie, s’installent successivement et, pour certains, simultanément dans quatre rues adjacentes de Madrid, au sein d’un quartier qui correspond à l’une des princi- pales zones d’habitat crypto-judaïsant de la capitale. Cette tendance au regroupement est toutefois atténuée par la forte mobilité de ces populations qui, contrairement aux judéoconvers du xv e et de la première moitié du xvi e siècle, plus sédentaires et volontiers artisans, changent fréquem- ment de lieu de résidence et circulent à travers la péninsule et en Europe pour les besoins du négoce. Les familles s’étirent à l’extrême : couples séparés, frères

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