Levantin | Ilbert, Robert

Levantin 791 à mule, pas à cheval ; il respecte les espaces et temps de prière ; bien plus, un catholique français doit prendre garde de ne pas froisser un orthodoxe austro-­ hongrois, surtout en période de tension internationale : d’ailleurs, les différentes nations dominantes disposent chacune d’au moins une escadre stationnaire, dont la fonction est d’aller de port en port rappeler chacun à ses devoirs. Il s’agit là de ce que l’on appelle, tout au long du xix e siècle, la « politique de la canonnière », qui a précipité les colonisations de l’Algérie, de la Tunisie ou de l’Égypte comme l’intervention française au Liban lors des affrontements inter- confessionnels de 1860. Cette capacité d’adaptation, doublée de la menace toujours brandie d’une intervention armée, a fini par caractériser les Européens installés en Orient, même quand ils n’étaient européens que de statut juridique, n’étant le plus sou- vent jamais allés sur les terres dont ils se réclamaient. Au xix e siècle seulement, cette épithète fut remplacée par Levantins ; les puissances métropolitaines cher- chant un substantif qui permettrait de rendre compte de cette population vola- tile, nombreuse (autour de 10 000 au Caire et trois fois plus en Syrie/Liban), aux attaches variées, au passé incontrôlable et aux réseaux infinis. Les Levantins forment dans ces conditions un groupe social ni communau- taire ni national, composé de la somme de caractères individuels constituée en quasi-ethnie. Au Caire, ils forment le gros de ceux que Cromer, premier gouver- neur d’Égypte, se voit à son grand dégoût chargé de diriger et qu’il appelle, dans ses rapports au Foreign Office, des « semi-Européens sans attache ». Partout, ils n’existent que par leur réputation, d’autant plus mauvaise que les tensions natio- nalistes se renforcent à proximité du premier conflit mondial qui verra les colo- nies se déchirer avant de disparaître. Pourtant, c’est évidemment aux Levantins que les villes-ports de Méditerranée ont dû leur âge d’or. Ils étaient seuls à pénétrer les arrière-pays, à parler les langues, formant ainsi les maîtres de l’École des langues qui, des siècles durant, a produit le corps des interprètes officiels et les conseillers diplomatiques. Personnage de roman, le Levantin relève du stéréotype : il est celui qui peut « bavarder avec un certain major de Dieu sait quelle armée, qui se pré- tend officier de la maison du roi Farouk et assure être en contact télépho- nique permanent avec Le Caire afin de prendre des directives inspirées sur la meilleure façon de dissiper les richesses de l’Égypte » (Cornwell, alias John Le Carré, 1986, p. 465). Mais ni strictement autochtone, ni exactement européen, le Levantin va irri- guer le cosmopolitisme contemporain, illustrant tous les drames du xx e siècle lorsqu’est venu le temps des fanatismes qui a éparpillé de par le monde quelque 2 000 Smyrniotes, plus de 10 000 Alexandrins et plusieurs dizaines de milliers de réfugiés syro-libanais.

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