Insularité | Bernardie-Tahir, Nathalie

Insularité 716 vécu si amèrement par Edmond Dantès dans le château d’If : les Cyclades, Patmos à l’époque romaine, les îles des Princes (au large d’Istanbul) pendant la période byzantine, Sainte-Marguerite (une des îles de Lérins, qui fait face à Cannes) au xvii e siècle et plus récemment Pantelleria, Ponza, Lipari, Lampedusa, Ustica (Italie), les îles Zaffarines (Espagne), Makronissos (Grèce) ou encore Oli Gotok (Croatie) vers lesquelles Mussolini, Franco, le régime grec des colonels, ou Tito déportaient massivement leurs prisonniers politiques. Finalement, l’île-prison enferme et isole doublement, par les murs maritimes de l’insularité et par les murs de pierre de l’établissement pénitentiaire lui-même. Condamner un individu au bagne insulaire, c’était donc le punir de la façon la plus extrême, en ajoutant à l’emprisonnement l’isolement, l’éloignement et la relégation. Aujourd’hui, si les îles ont abandonné leur fonction pénitentiaire, certaines à l’image de Malte, Lampedusa ou Lesbos, par exemple, nouent ou renouent avec l’usage carcéral en abritant des camps de rétention ayant pour objectif de contenir les flux de migrants « indésirables » à destination du continent européen. L’insularité renvoie également à un sentiment d’immuabilité, d’immobi- lité, comme si l’originalité de la forme de l’île agissait sur la façon dont le temps s’y écoule, comme si le retrait spatial signait un certain ralentissement tempo- rel. Sans doute par contraste avec le mouvement parfois agité de la mer qui les entoure, les îles s’apparentent en effet dans l’imaginaire occidental à des lieux au métabolisme alangui, où les temporalités seraient plus lentes, les changements inscrits dans le temps long. Tout comme l’isolement, cette perception d’intem- poralité associée au monde insulaire s’est fondée sur la réalité de certains usages des îles, mais surtout sur la construction d’une imagerie largement inspirée de récits littéraires ou mythologiques. En Méditerranée, un certain nombre d’îles ou d’îlots ont en effet formé des lieux de sépulture, à l’instar de l’île de San Michele dans la lagune de Venise, servant de cimetière à la cité des Doges, de l’île Saint-­ Georges en Dalmatie, ancienne île-cimetière située au fond du golfe de Kotor, ou encore des îles Lavezzi au large de Bonifacio en Corse, où sont enterrés quelque 600 marins ayant fait naufrage en 1855. Cette fonction particulière des îles semble très ancienne en Méditerranée, comme en témoignent notamment les vestiges d’anciens tombeaux carthaginois retrouvés dans l’île de la Galite, au nord de la Tunisie. Si la récurrence des îles-nécropoles a sans doute participé à la construction de cette « éternité » insulaire, celle-ci tient beaucoup à l’abon- dance des représentations littéraires qui ont peu à peu infusé les inconscients occidentaux. Le temps paraît comme suspendu dans les aventures d’Ulysse qui, pour avoir navigué et erré durant vingt ans d’une île à une autre, pour être resté prisonnier de la belle Calypso durant sept ans, revient à Ithaque comme il en est parti, sans que le temps semble avoir laissé quelque empreinte sur lui. Emboîtant le pas aux récits littéraires, la fiction cinématographique a également souvent mis

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