Drogman | Grenet, Mathieu

Drogman 393 de dire que l’on parle avec leur voix, que l’on négocie avec leur suffisance, que l’on donne avec leur crédit, si bien que tout l’argent que l’on dépense passe par leurs mains, et qu’ils conduisent toutes les affaires que l’on fait. » Carlo Ruzzini, lointain successeur de Molin et futur doge de Venise, évoque en 1706 le drog- man comme « la langue qui parle, l’oreille qui écoute, l’œil qui voit, la main qui donne, l’âme qui agit ». Si une sociographie du corps des drogmans à l’échelle de la Méditerranée entière reste délicate à mener du fait même de la multiplicité de leurs fonctions et statuts, un certain nombre de caractéristiques propres à ce groupe se dégagent. C’est tout d’abord le régime juridique particulièrement favorable dont jouissent les drogmans dits « de consulat », régime dont les termes sont progressivement établis au cours de l’époque moderne, et intégrés aux Capitulations que le sultan accorde à chaque « nation » étrangère présente dans l’Empire ottoman. En 1675, l’Angleterre est ainsi le premier pays d’Europe à signer un accord commercial comprenant un volet relatif au recrutement, aux prérogatives et aux privilèges des drogmans qu’elle emploie au service de son ambassade et de ses divers consu- lats. Les termes de ce traité sont par la suite repris dans la quasi-totalité des accords commerciaux que l’Empire ottoman passe avec ses nombreux partenaires commerciaux européens. En vertu de ces privilèges, les drogmans se voient délivrer un brevet (berat) des autorités locales, leur garantissant la protection de la puis- sance pour laquelle ils opèrent. Souvent étendue à certains proches du titulaire du brevet (généralement ses enfants et deux de ses serviteurs), cette protection inclut également un certain nombre d’avantages fiscaux, tels que l’exonération de l’im- pôt de capitation sur les sujets non musulmans du sultan (jizya/ceziye) . Si d’autres corps de personnel des ambassades et des consulats (janissaires, magasiniers, etc.) bénéficient de la protection étrangère, le régime juridique auquel ils sont sou- mis ne présente pas les mêmes avantages que celui dont jouissent les drogmans. L’importance de ces privilèges amène d’ailleurs, à partir de la seconde moitié du xviii e siècle, à une multiplication des abus, que ce soit du fait de la progressive vénalisation de la fonction, ou de l’usurpation des bénéfices qui lui sont liés – en particulier à la suite de l’apparition d’une nouvelle classe de drogmans dits « hono- raires », qui ne sont que nominalement employés par des puissances qui les pro- tègent. En retour, l’administration ottomane s’efforce de mieux limiter l’accès au régime de la protection, notamment par une réduction du nombre des brevets octroyés, mais sans pour autant parvenir à asseoir entièrement son autorité sur des réseaux de distribution de charges qui échappent largement à son contrôle. La seconde caractéristique d’un possible « portrait de groupe » du corps des drogmans est la nette surreprésentation, parmi eux, des populations non musul- manes de l’Empire ottoman et des régences barbaresques – qu’il s’agisse de Juifs, de Grecs, d’Arméniens, de chrétiens d’Orient ou de Levantins. Évoluant elles-mêmes

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