Camus, Albert | Fabre, Thierry

Camus, Albert 199 qui vient, la figure de Nietzsche apparaît sous sa plume : « […] quand le poids de la vie devient trop lourd dans cette Europe encore toute pleine de son malheur, je me retourne vers ces pays éclatants où tant de forces sont encore intactes. Je les connais trop bien pour ne pas savoir qu’ils sont la terre d’élection où la contem- plation et le courage peuvent s’équilibrer. […] Ce monde est empoisonné de malheurs et semble s’y complaire. Il est tout entier livré à ce mal que Nietzsche appelait l’esprit de lourdeur. […] Mais où vont les vertus conquérantes de l’es- prit ? Le même Nietzsche les a énumérées comme les ennemis mortels de l’esprit de lourdeur. Pour lui, ce sont la force de caractère, le goût, le “monde”, le bonheur classique, la dure fierté, la froide frugalité du sage. » Ces vertus qui s’affirment face à l’esprit de lourdeur viennent pour Nietzsche comme pour Camus du monde méditerranéen. Légèreté profonde de la Carmen de Bizet face à Wagner et à ses mythologies allemandes… « Superficiel par pro- fondeur », cette expression de Nietzsche résonne pleinement dans l’imaginaire de Camus. Il s’agit en effet de sortir du nihilisme, de prendre acte de l’absurde sans jamais consentir au pire. L’horizon de pensée, ouvert par Nietzsche et que prolonge Camus, vise à « redécouvrir en soi le Midi, et déployer au-dessus de soi un de ces ciels de Midi, clairs, éclatants et mystérieux ; reconquérir la santé méridionale et la secrète vigueur de l’âme ». La pensée de midi, comme pensée des limites, va devenir une notion majeure dans l’œuvre de Camus. Elle apparaît dès 1948, dans L’Exil d’Hélène et donne son titre à la dernière partie de L’Homme révolté . « L’ignorance reconnue, le refus du fanatisme, les bornes du monde et de l’homme, le visage aimé, la beauté enfin, voici le camp où nous rejoindrons les Grecs. » Et il poursuit : « Une fois de plus, la philosophie des ténèbres se dissipera au-dessus de la mer éclatante. Ô pensée de midi […]. » Cette quête d’une éclair- cie, face à l’esprit de lourdeur et aux ténèbres du nihilisme européen est une pen- sée profondément méditerranéenne qui prend forme dans les années 1930. Camus est un de ces jeunes esprits qui va être façonné par ce moment de l’histoire, dans l’Algérie de l’entre-deux-guerres, et il va devenir l’un des prin- cipaux porte-parole d’une Méditerranée nouvelle. « Un rêve méditerranéen », comme l’a qualifié l’historien Émile Temime, prend alors forme sous la plume de Camus et de quelques autres. Ce rêve n’est alors pas une chimère, il est l’ex- pression d’un véritable combat politique. Dans les années 1930, en effet, une vision politique de la Méditerranée tend à s’affirmer, vision unilatérale, d’une seule rive qui célèbre le projet colonial et s’inspire du projet d’une « Troisième Rome », d’un nouvel empire romain porté par l’Italie fasciste. Cette Méditerranée latine, alimentée dans sa version fran- çaise par Charles Maurras ou par Louis Bertrand, comme par tous les thuriféraires du fascisme et de la geste mussolinienne, est à l’exact opposé de la « Nouvelle

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