Architecture | Tsiomis, Yannis

Architecture 112 jusqu’à son effondrement, avec la possibilité de traverser les Balkans par le che- min de fer, les mouvements des frontières, la naissance de nouveaux États, et, de l’autre côté, la colonisation du Machrek et du Maghreb. Cette mobi- lité d’interprétation se lit sûrement chez les littéraires. Gérard de Nerval écrit déjà, dans une lettre adressée à son père le 19 août 1843 : « Depuis mon arri- vée à Constantinople, je me suis senti toujours dans une ville européenne où le Turc est devenu lui-même un étranger. » (G. de Nerval, 1974.) Il choisit le Turc moderne qui symbolise alors la fin de l’Antiquité quand Théophile Gautier ne voit pas cette « modernité » et est gêné par cet Orient immobile : « La vie est murée en Orient, les préjugés religieux et les habitudes s’opposent à ce qu’on y pénètre […]. L’éternel bal masqué des rues finissait par m’impatienter. J’avais assez de voiles, je voulais voir des visages. » L’Antiquité vient alors, encore une fois, corriger cette faute de goût : « Je voyais déjà briller en rêve sur le roc de l’Acropole la blanche colonnade du Parthénon avec ses interstices d’azur, et les minarets de Sainte-Sophie ne me faisaient plus aucun plaisir. » (Th. Gautier, 1853.) On le voit, les regards hésitent et deviennent multiples, et Pierre Loti, bien plus tard, vivra Istanbul en orientaliste. Les architectes n’échappent pas à ce mouvement du regard. C’est bien connu, pour les Anglais, Français, Allemands des xviii e et xix e siècles, la porte de la Méditerranée s’ouvre à travers l’Antiquité lors du voyage au sud. Tout l’espace méditerranéen sud-est est alors interprété à travers les mythes et les sciences : archéologique, botanique, géographique, historique… Et cela évolue et le regard devient plus aigu, parfois presque « ethnographique », en tout cas plus attentif en ce qui concerne l’architecture et l’espace en général. En 1911, le Suisse Charles-Édouard Jeanneret, futur Le Corbusier, part de Berlin faire un « voyage d’Orient » en traversant l’Europe centrale, les Balkans pour arriver à Istanbul puis au mont Athos, la Grèce ottomane et grecque (Delphes et Athènes essentiellement), l’Italie, avant de retourner vers sa ville natale, La Chaux-de-Fonds. Là, c’est cette double Méditerranée qui s’affiche en même temps « classique », qui cohabite avec la vision romantique-« orien- tale », le « folklore » qui n’est pas encore l’ethnologie, avec la description des vivants, les vertus du peuple, la découverte de l’architecture traditionnelle, signe de culture « nationale », le bricolage inventif, les tissages et les couleurs bario- lées des villages balkaniques. En même temps, les constantes du paysage de la Méditerranée orientale – peu observé jusque-là, contrairement à ceux de l’Italie – se précisent : collines abruptes, restanques, cyprès et oliveraies, horizon bleu de la mer. Le même Le Corbusier cartographie l’Europe après son voyage, il fait une tripartition des villes européennes en industrielles, culturelles et « folklo­ riques », en indiquant celles de l’Europe du Nord et de l’Europe occidentale comme industrielles, et certaines industrielles et culturelles, tandis que toutes les

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