Archéologie | Jockey, Philippe

Archéologie 109 des étrangers, rompant ainsi avec une tradition inaugurée par Bonaparte un siècle et demi plus tôt. À compter des années 1960‑1970, cette réappropriation de soi par l’archéologie s’étendit à l’ensemble des pays anciennement colonisés. Au Maghreb, l’indépen- dance recouvrée des pays occupés à des degrés divers, tels l’Algérie, le Maroc et la Tunisie, offrit aux nouveaux États l’occasion de mettre un terme à cette exclu- sivité classique. Ils ne s’en privèrent pas. Il en résulta un nouvel équilibre entre rive nord et rive sud de la Méditerranée. En dépit de conditions délicates, c’est alors qu’émergea, par exemple, une archéologie pré-et post-romaine, affranchie de l’organisation académique préexistante à l’indépendance des pays concernés. Cette archéologie, indissociable, une fois encore, d’une volonté politique forte, visait à réinscrire l’histoire classique – comment nier celle-ci sauf à en détruire les attestations visibles (tentation un temps) ? – dans un continuum historique beaucoup plus long dont elle était désormais chargée de mettre au jour les sym- boles matériels, a priori sans exclusive. Cette démarche nouvelle a bénéficié à partir des années 1970 du soutien des grands organismes internationaux qui prirent dès lors, au moins théoriquement, le relais des anciennes puissances coloniales. Le classement de monuments ou de sites au rang de patrimoine mondial de l’Unesco, à compter de 1978 pour les tout premiers d’entre eux, a joué ici un rôle décisif. Il a permis de placer au même rang, pour ne prendre que l’exemple de la Tunisie, sites numides, répu- tés indigènes, puniques (carthaginois), romains et islamiques. La liste des sept sites tunisiens inscrits entre 1979 et 1997 par l’Unesco au patrimoine mondial est révélatrice de cette évolution, parmi lesquels deux célèbres sites puniques, Carthage, la fameuse capitale d’où partit Hannibal à la conquête de l’Italie et de Rome, Kerkouane, cité punique du cap Bon, Dougga, succes- sivement numide, punique, hellénistique puis romaine, l’amphithéâtre romain d’El Jem, mais aussi les médinas de Kairouan, première ville musulmane fondée au Maghreb et capitale politique et intellectuelle de l’Ifriqiya, de Tunis et enfin de Sousse, toutes trois symboles éclatants de la civilisation arabo-musulmane. L’exemple tunisien est loin d’être unique et l’on assiste indubitablement aujourd’hui à l’invention d’un patrimoine méditerranéen commun, dessinant des trajectoires historiques croisées irréductibles au seul modèle gréco-romain. Une telle redéfinition de la Méditerranée est aujourd’hui encore encouragée par les grands organismes internationaux, dont l’Unesco justement. N’a-t‑elle pas, en 2001, dans sa Déclaration universelle sur la diversité culturelle, inscrit celle-là au « patrimoine commun de l’humanité », mettant fin à la monochro- mie gréco-latine ? Au-delà de ce mouvement de patrimonialisation, premier pas vers l’affirma- tion d’une identité nouvelle, une archéologie de la Méditerranée est-elle possible ?

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