Archéologie | Jockey, Philippe

Archéologie 108 opposition frontale avec son héritage, sinon toujours en rupture avec le modèle académique dominant, ils développèrent, condition sine qua non de leur légiti- mité, les outils appropriés à l’exploration des cultures les plus anciennes connais- sables par leurs seules expressions matérielles. On choisit alors aussi de figer sites et régions dans l’une de leurs expressions matérielles les plus éclatantes, à un moment donné de leur histoire, sur laquelle on avait délibérément choisi de faire porter l’accent, le monde grec et romain. Comment ? En recourant aux anastyloses. La pratique de l’anastylose devint alors et demeure aujourd’hui encore la chose du monde méditerranéen la mieux partagée. Par ce terme technique, un peu pédant, invention moderne de circonstance mais ô combien révélatrice, on entend depuis les années 1930 le remontage partiel ou total (cas plus rare) de monuments choisis pour les valeurs qu’ils sont réputés porter. Les monuments grecs ou romains furent évidemment les premiers bénéficiaires de ces anastyloses qui ne disaient pas encore leur nom, dès le xix e siècle, financées parfois à grands frais par l’instance politique ou l’un de ses parèdres. Elles partagent une gram- maire architecturale commune, au-delà des régions. De fait, les anastyloses de monuments classiques devinrent bien un facteur d’unité de cette archéologie méditerranéenne, de Tunis à Delphes, d’Ampurias à Éphèse. L’impérialisme du modèle classique gréco-romain en Méditerranée aurait pu se maintenir longtemps encore s’il n’avait été contesté dans la seconde moi- tié du xx e siècle à la faveur de trois événements historiques majeurs : la guerre froide ; les guerres nationales d’indépendance et d’émancipation de la tutelle coloniale ; le développement des mouvements contestataires chez ceux-là mêmes qui avaient construit, au fil des siècles, cet héritage « gréco-romain ». Le dévelop- pement d’une archéologie préhistorique et protohistorique méditerranéenne et notamment égéenne, à compter de ces années, fut l’un des effets visibles de ces trois phénomènes, étroitement liés. Il fallut, par exemple, attendre 1953 pour qu’à la faveur du déchiffrement du linéaire B, l’écriture des Mycéniens, ces der- niers fussent reconnus comme Grecs à part entière et ancêtres de la cité clas- sique, sur la foi d’une communauté de langue sinon d’écriture. La création de l’État d’Israël, en 1948, est le premier témoignage de cette reprise en main du discours sur soi par les États du pourtour méditerranéen, affranchis d’une manière ou d’une autre de la tutelle occidentale. L’archéologie joua désormais un rôle clé, invitée à fournir les preuves de l’antériorité des Juifs sur les autres occupants de ce territoire contesté. Au point qu’aux yeux de cer- tains archéologues israéliens fouiller devint bientôt « une forme de prière ». En Égypte, cinq ans plus tard seulement, la proclamation de la République introduisit un nouveau rapport des Égyptiens à leur passé, un passé désormais « nationalisé » dont la maîtrise, la gestion et le discours n’étaient plus l’apanage

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