Léon Chaudanson : Scènes de la vie marocaine

Croquemitaines réels A tort ou à raison le « choc émotionnel » de la peur a été utilisé par tous les peuples. Il faut bien reconnaître que, chez un certain nombre d ’ enfants, il a conditionné leur début en sagesse. Nous avons tous eu peur, plus ou moins, de Croquemitaine. Quel était le livre de lectures courantes ou le recueil de chansons pour l'enfance qui ne contenait pas sa description toujours effrayante ! Nous imaginions son château peuplé de petits malheureux qui n ’ avaient qu ’ oublié d ’ être un peu plus sages et cela freinait nos petites incartades. Doutions-nous de son existence ? On nous menaçait alors du Babaou et le bruit de coups donnés à la porte, les paroles proférées par une grosse voix matérialisaient alors suffisamment les menaces, pour vous effrayer vraiment. En outre, il y avait toujours dans le village un malheureux difforme, aigri et par conséquent méchant, qui jouait alors le rôle du Croquemitaine réel (en chair et en os). Les Romanichels | craquons) tel est leur nom dans le milieu de la France, vous faisaient rejoindre de bonne heure le foyer paternel pour ne pas risquer d ’ être enlevés par eux el finir notre vie en petits mendiants ou acrobates de foires. Mamma Tahina A Rabat, les Marocains menacent leurs « petits diables » de Mania Tahina et, lorsqu'il le faut, celle-ci apparaît. C ’ est généralement une négresse esclave ou amie de la maison, déguisée sous un accoutrement démesurément grossi, la figure blanchie de farine (d ’ où son nom de Mania Tahina), tenant un bout de charbon de bois entre ses dents et une paire de pincettes à la main. Elle contrefait sa voix pour menacer l ’ enfant insupportable des pires châtiments s ’ il ne se corrige pas « Je te brûlerai la langue, la plante des pieds » leur dit-elle. Aussi scs interventions sont-elles généralement suivies d'effet. Hamêcha Les marocains n ’ ont pas de bandes organisées de Romanichels, mais ils ont tous entendu parler de Hamêcha qui vole les enfants qui s ’ égarent dans les rues. læs vols d ’ enfants n'étaient pas rares autrefois, et il s ’ en produit malheureusement encore quelquefois. Les enfants abandonnés sans surveillance dans la rue risquaient d'être enlevés par Hamêcha. Tantôt, c ’ était un brigand coupeur de routes (gâta Mrek) qui, avec un compère enlevaient les petits abandonnés dans un chouari (sorte de panier double tressé en alfa et placé sur un bât) el s ’ efforçaient de rejoindre le plus rapidement possible le pays dissident (essiba) pour y mettre leur prise en sécurité et la monnayer. Tantôt, c ’ était un marchand de menthe d ’ allure pacifique (on est habitué à le voir circuler dans les rues pour offrir cette marchandise courante) qui cherchait à surprendre un petit innocent sans surveillance, le bâillonnait et le logeait dans sa grande corbeille en roseaux où il le dissimulait entre deux couches de belle menthe verte et odorante (nâna). Hamêcha n ’ était pas un croquemitaine mythologique, mais un ignoble trafiquant de « gosses » et, à l ’ instar des Romanichels d ’ Europe, il guettait constamment les captures fructueuses. Inutile d'ajouter que la menace d Hamêcha retenait les enfants à l'intérieur des maisons. En France, le perfectionnement des services de police a rendu imaginaire la peur des Romanichels. De même, au Maroc Hamêcha n ’ est plus à craindre parce que la police est mieux faite et la dissidence plus réduite et plus éloignée. Enfin il existe dans chaque ville de pauvres malheureux qui jouent occasionnellement le rôle de Croquemitaines mais qui, la plupart du temps souffrent du manque de pitié des jeunes enfants. Petits marocains et petits français se ressemblent étrangement à ce point de vue. A Rabat les enfants connaissent : - Mellal el qiilouh (le videur de cœurs) malheureux mendiant aux colères terribles, el dangereuses ; - Stalstol pauvre simple d'esprit qui bondit de rage quand les enfants lui courent après en chantant stalstol sur l ’ air des lampions et cela parce cpie son père vendait autrefois des seaux (stols) ; - Dakdakou niais très violent qui prend des colères furieuses et menace alors tout le monde de dok (coups). Croquemitaines imaginaires Néïr et sa compagne Néïra, croquemitaines de petits marocains, tiennent à la fois de notre croquemitaine et du bonhomme Noël. Néïr rend visite aux enfants dans la nuit du 1" jour de l ’ année agricole (calendrier grégorien) ce qui correspond au 13 janvier de notre calendrier. Il pénètre dans chaque maison, s ’ assure que les enfants ont copieusement mangé ce jour-là. Gare à ceux qui auront manqué d'appétit ! Avec son couteau effilé, il ouvrira leur ventre, le bourrera avec la rude paille que contient son sac et le recoudra ensuite avec une grosse aiguille munie d'une ficelle rêche. Cette menace impressionne généralement les petits marocains et les décide à faire honneur, même à contrecœur, au premier repas de l ’ année. C ’ est qu ’ en effet, la croyance populaire veut (pie l'année bien commencé gastronomiquement assure une santé florissante. On fabriquera d ’ ailleurs, de bonnes choses pour décider les plus délicats : des crêpes (boughrir) que l ’ on roulera avec du miel. Tout cela n ’ est-il pas tentant ! Néïra — I æ lendemain, autre visite, celle de Néïra, l ’ dgouza (la vieille). Elle aussi est terrifiante, d'aspect tout au moins car généralement tout se termine par un petit cadeau à chaque petit. Le jour de sa visite on mange un bon couscous spécial dans la préparation duquel entrent sept légumes différents. On n ’ oublie pas, toutefois, de le garnir abondamment de carottes el de navets (pii figureront réciproquement l ’ or et l ’ argent et augureront une abondance exceptionnelle de biens. Véritable fée, elle ne craint aucun obstacle et s ’ introduit au besoin dans la maison, par le trou de la serrure ou les fentes de la porte pour venir contrôler el châtier si nécessaire, le manque d ’ appétit des jeunes enfants. Pour tranquilliser ceux-ci et leur permettre de s'endormir, la maman badigeonnera le seuil avec un lait de chaux (harira dial jir) sur lequel Néïra glissera et se tuera si elle a des intentions méchantes. Dans le cas où elle parN rendrait à franchir l'obstacle il faut l ’ amadouer en lui préparant dans un plat un peu de ce délicieux couscous traditionnel du jour (pie I on placera bien en évidence au milieu de la cour intérieure en ayant bien soin de le recouvrir d'un deuxième plat (pii évitera toute souillure. Ce bon couscous calmera sa fureur si le lait de chaux a été opérant. Inutile d ’ ajouter que la famille aura soin de vider le plat de bon matin pour confirmer la venue de l ugouco el Néïra. amadouée el devenue fée C? * bienfaisante, ira déposer une gourmandise (dattes, figues, chocolat, etc.) ou un jouet sous le traversin de l'enfant qui en sera tout heureux à son réveil. Hélas ! Ces belles illusions disparaissent ici comme disparait chez nous la croyance à la hol te du père Noël. De nos jours de nombreux petits français demandent à leur maman : « sera-ce le noël des nouvelles galeries où celui des magasins réunis (pii m'apportera mes jouets ? ». De même nos jeunes, petits marocains répondent de plus en plus nombreux chaque année à la question : « que l ’ a apporté Néïra. » - « Oh ! Je suis trop grand maintenant, mes parents me mettent plus rien sous mon traversin ! » En 1930 vingt-cinq tout petits sur 90 déclaraient seulement avoir reçu un cadeau de Néïra. Cette année-ci, je n'en ai eu (pie 19 sur 95 (pii m ont fait pareille déclaration. Néïr et Néïra. comme le père noël, trouvent de moins en moins de crédit auprès des enfants avertis de noire époque et la naïveté semble ne plus devoir être de mise.

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