Léon Chaudanson : Scènes de la vie marocaine

La traditionnelle fantasia La fantasia (lâb el khil) est le « clou » traditionnel de toute réjouissance publique d'une certaine importance : grandes fêtes canoniques de Laid esseghir (lin du Ramadan) ; de laid el kebir (commémoration du pèlerinage de la Mecque) ; du Mouloud (célébration de l ’ anniversaire de la naissance du prophète Mahomet) ; d'un moussam (pèlerinage) ; d ’ une circoncision, d ’ un mariage ; d ’ une lemma (foire d ’ été), etc. Les galops infernaux avec audacieuses acrobaties équestres se succèdent et soulèvent toujours l'enthousiasme bruyant des spectateurs et déclenchent indubitablement les youyous stridents des femmes. Il suffit de voir à Rabat le flot des spectateurs qui s ’ acheminent vers le palais de S.M. le sultan afin d'assister aux fantasias monstres qui se déroulent pendant les trois jours de hédia (hommage des tribus à S.M. à chacune des 3 grandes fêtes canoniques) pour juger de la faveur dont jouit la fantasia chez les Arabes. Peut-il en être autrement dans un pays où il n'y a pas encore très longtemps le baroud (guerre) était souvent à l'honneur el où. d ’ ailleurs, il n'a pas encore entièrement disparu ? Chaque chevauchée se termine par une salve de mousqueterie au cours de laquelle les cavaliers rivalisent d'audace et d'adresse à jongler avec leurs longs moukalas (fusils) sans rater cependant le jeu de sabre exécuté par les cavaliers d une même vague. I_.es vêtements amples, gonflés démesurément par le vent de la course, ajoutent encore du pittoresque à l ’ ensemble. Dans l ’ extrême sud tunisien les cavaliers disposent un long péplum de soie aux vives couleurs et richement brodé derrière leurs selles. Cette étoffe chatoyante, claquant au vent pendant la course échevelée, produit un effet féérique. Enfin les cavaliers n ’ ignorent pas l'effet avantageux produit, par surcroit, par un riche équipement. Aussi, quelle profusion de broderies d ’ or et d'argent sur les selles et les harnachements ! Etriers en argent finement damasquinés, moukalas sertis d ’ argent et de nacre, longs pompons de soie pendant aux colliers et aux brides, poignards el poires à poudre richement ciselés, tout cela contribue à donner à la fantasia un cachet féérique et guerrier. A postes fixes, des domestiques ou des esclaves assurent le rechargement des vieux moukalas qu'il faut bourrer par la gueule de canon. I/jrs d ’ une réjouissance publique, les autorités distribuent gratuitement la poudre qui sera brûlée au cours de la fête. Saint-Jean etAnsera Chez nous la Saint-Jean est fêtée le 24 juin. Pour cela on allume des feux de joie que jeunes et vieux, jeunes surtout, sautent avec entrain, tirant des augures des menus incidents qui marqueront ce sport. Ne prétend-on pas que sauter un feu de la Saint-Jean porte bonheur en général, assure une bonne santé, met à l'abri des morsures venimeuses ! Si une jeune fille en sautant entraîne une étincelle avec sa jupe ne se maricra-t-elle pas dans l ’ année ! Au Maroc, à la même époque (6 juillet) (calendrier grégorien) on célèbre l'A usera pour fêter l ’ apparition des premiers fruits de l'année. On fera griller des épis de maïs nouveau que l'on trempera ensuite dans de l ’ eau salée poul ­ ies manger. On prépare un bon couscous que l'on accompagnera de pastèques, primeurs et autres fruits de saison. Les escargots étant à ce moment-là gorgé du suc des plantes, figureront obligatoirement au menu. Bien préparés à l ’ eau salés et parfumée d'écorce d ’ orange ou autre aromates, ils fourniront un plat succulent que l'on échangera de maison à maison. IXe s'assurera-t-on pas ainsi une bonne santé pour l'année ! Par contre on risquera d'encourir quelques sortilèges. Ne dit-on pas en effet couramment « Un tel ! 11 a paraît-il mangé des escargots pour l'A usera ! » Sous-entendant ainsi qu ’ il est dominé par sa femme. Pas d ’ invitation d ’ étranger ou d ’ étrangère à la famille ce jour- là. On n'oubliera pas non plus de se frotter du verjus autour des yeux pour les mettre à l ’ abri de tout mal. Les femmes surtout considèrent, ce jour-là. l'eau comme étant « najissa » (souillée) on évitera donc de l'employer le plus possible bien que la maison, ait été lavée à grande eau. Cela n'empêchera pas également les enfants el même quelques grandes personnes de s ’ asperger copieusement. Les enfants même se mettront à l'aise en s'habillant sommairement quelques- uns allant jusqu'à se mettre en caleçons de bain. Les fontaines seront assaillies. Munis de seringues en fer blanc (serraqas : voleuse, qui cache l ’ eau) fabriquées par des ferblantiers juifs, les enfants se mitrailleront pacifiquement mais inlassablement. Malheur au Juif qui s ’ aventurera dans les ruelles de la Médina (ville indigène). Aux cris de « ya Rebbi aounni ! » (O mon Dieu ! aide-moi ! ) Les petits marocains l ’ inonderont aussitôt. On s'ingéniera à lui voler sa calotte pour venir la déposer sur le bord de la fontaine et si le malheureux veut rentrer en possession de son bien, il lui coûtera un bel arrosage, quelques fois même un plongeon dans le bassin. Tout cela à charge de revanche si un musulman s ’ aventure dans le mollah (quartier juif). Ces pratiques me font penser aux fêtes votives dans le Gard, région d ’ Uzès, où l ’ on vendait encore en 1900 des « jisclets » (gros tubes contenant de l ’ eau parfumée dont la forme rappelait celle des tubes pharmaceutiques contenant la vaseline). La bataille aux « jisclets » était ardente ; on s ’ aspergeait sinon copieusement du moins adroitement au grand dam les voilettes légères. Carnaval et Bsata Les Romains célébraient les saturnales au cours desquelles les différences sociales étaient supprimées et certains rôles inversés ; un pouvoir éphémère était concédé aux humbles. Après leur complète des Gaules, ces fêtes se confondirent avec celles de nos ancêtres et il nous en est resté le Carnaval. Cette fête est l ’ occasion de réjouissances publiques au cours desquelles les déguisements permettent la critique comique de certains évènements el personnages. Au Maroc du nord « Bsata » (déguisement) à l ’ occasion de la fête de l ’ Achoura le même but est poursuivi. Pour faire à la ibis rire et pleurer les enfants, amuser les grandes personnes, on se déguise de diverses manières. Beaucoup se contentent de déguisements faits au moyen de la peau de certains animaux (panthère, hyène. mouton, etc.). Souvent dans les douars on simplifie les choses ; on ridiculisera les juifs (pie l'on représentera en colporteurs sales, vêtus de noir avec une grande barbe faite de laine sale, s ’ appuyant sur deux gros bâtons et marchant tout en se lamentant sur la dureté des temps « ah ouik ia lella ! » (O ! ma pauvre dame ! ). Cette mascarade primitive déride et rend généreux les Bédouins. Marrakech est la ville où Bsata est fêlée d'une façon particulièrement brillante. A Rabat lors de V Achoura. des groupes de déguisés, la plupart originaires de Marrakech, se rendent au Palais de S.M. le Sultan, en font ensuite le tour des « Béni k et s » (bureaux des ministères) pour s'exhiber et quêter fructueusement. On y remarque des « Boujeloud » (masques déguisés avec des peaux d'animaux) mais on y voit également des masques portant un costume el une coiffure démesurément grands, s'appuyant sur de gros bâtons portant au cou d ’ énormes chapelets faits de grosses figues sèches ou de coquilles d ’ escargot vides et sonores. Ils déambulent en prononçant des sentences ambiguës qui dérident franchement l'auditoire. Cadis, pachas, mohtassebs peuvent être ridiculisés sans crainte de représailles. Inutile de dire que celte tolérance est largement mise à profit, car. en faisant rire, on quête fructueusement. Et puis, n'est-ce pas une petite compensation poul ­ ie restant de l'année ? Autrefois, ces scènes se déroulaient ensuite en ville au cours de la visite des grandes familles riches et généreuses. Le persiflage était admis parce (pi on supposait toujours qu ’ il visait le rival. Cela entraînait cependant souvent des abus et des désordres ; aussi depuis trois ans, les autorités ont-elles interdit ces visites carnavalesques. Ainsi donc, Carnaval et Bsata se ressemblent franchement car on y allie le divertissement à une critique comique (pii, souvent, ne manque pas de saveur.

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