Temps | Chiffoleau, Sylvia

Temps 1438 à Istanbul de précieuses horloges, ainsi que des horlogers compétents pour les entretenir. Avec la suppression de ce tribut, en 1606, c’est vers la Suisse que se tourne le marché ottoman. Genève et Neuchâtel rivalisent alors dans la fabri- cation de montres et horloges de luxe, spécialement destinées au marché des dignitaires ottomans. Outre les horloges en métal précieux, utilisant souvent les chiffres indiens en usage dans le monde musulman, l’industrie suisse fabrique des montres à mouvement lunaire (montre astronomique) qui donnent accès à un calendrier lunaire très prisé des musulmans. La Suisse exporte aussi cer- tains de ses horlogers, tel Isaac Rousseau, père de Jean-Jacques, lesquels pou- vaient vivre à Istanbul plusieurs années, voire toute une vie. Mais trop beaux, trop précieux, ces garde-temps ne se trouvaient guère en dehors des murs du sérail. Ils avaient bien plus une fonction de prestige et d’or- nementation qu’un usage pratique. D’ailleurs, l’intérêt des grands de l’Empire ottoman pour ces objets s’accompagne d’une nette disqualification de leur voca- tion publique et ils sont longtemps perçus comme une menace pour l’autorité du muezzin et du muwaqqit . Au reste, la vie sociale ne nécessitait guère plus de précision temporelle que celle donnée par l’appel à la prière. Les villes orientales vivent alors au rythme de l’alternance du jour et de la nuit qui prévaut égale- ment en milieu rural. Les portes des villes et des quartiers s’ouvrent et se ferment au lever et au coucher du soleil, qui sont aussi des moments de prière pour les musulmans ; le temps diurne est celui de la vie du souk et de l’artisanat, le temps nocturne est surtout dévolu à l’espace privé de la maison. C’est encore une fois la poussée de l’occidentalisation, menée frontalement par la colonisation, ou de façon plus discrète par le pouvoir d’influence exercé par l’Europe sur l’espace ottoman, qui diffuse, à partir du début du xix e siècle, une nouvelle façon de compter l’heure, avec l’aide de garde-temps. La maîtrise du temps apparaît en effet aux Européens comme l’un des signes majeurs de leur supériorité. Ce n’est cependant pas l’usine qui est le moteur de ce chan- gement sur la rive sud de la Méditerranée, mais plutôt la réforme de l’armée, l’articulation des activités commerciales aux nécessités pratiques de la première mondialisation, et surtout la mise en place d’une administration moderne, par le colonisateur au Maghreb, et par les États modernisateurs autochtones dans l’espace ottoman et en Égypte. Cette administration gère de nouvelles activités, comme la santé et l’enseignement, qui obéissent à des horaires fixes et nécessitent donc le recours à la montre et à l’horloge. Les écoles, qu’elles soient gouver- nementales ou missionnaires, ont en ce sens joué un rôle majeur de socialisa- tion au temps compté, au fur et à mesure de leur extension. Lorsque, au début du xix e siècle, Lamartine visite l’Orient, il prend soin de se munir de nom- breuses montres, objets très rares à l’époque dans cette partie du monde, pour les offrir à ses amis de rencontre. À la fin du siècle, le port de Beyrouth reçoit

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