Tauromachie | Saumade, Frédéric

Tauromachie 1428 chevaleresques données à l’occasion des fêtes officielles, le pape Clément VIII finit par la vider de son caractère antitaurin. Deux siècles plus tard, la polémique s’était déplacée du champ religieux au champ social. Les esprits éclairés qui portaient l’anathème sur la corrida, tels Gaspar Melchor de Jovellanos ou le susnommé Vargas Ponce, le faisaient, en bons physiocrates, à cause du scandale économique que représentait à leurs yeux un spectacle coûteux, barbare et inutile, alors même que la paysannerie anda- louse pâtissait d’une extrême misère. Cette critique des rapports ambigus entre l’élite aristocratique et un peuple espagnol démuni mais porteur, selon l’idéo­ logie hispanique puriste castiza , de l’âme de la race, exprimée de manière crue et vigoureuse dans les traditions flamenca et tauromachique, fut prolongée à la fin du xix e siècle par les écrivains modernistes de la Génération de 98, tels Miguel de Unamuno ou Ramón del Valle-Inclán. Parfois présenté comme le dernier avatar de cette lignée, bien que sa singularité le rendît inclassable, le polémiste Eugenio Noel passa une bonne partie de son existence à écrire des pamphlets et à prononcer des conférences à travers l’Espagne, où il fustigeait le flamenco et les corridas… tout en manifestant à l’égard de ces deux folklores emblématiques de son pays une connaissance profonde qui, comme chez Goya, tournait à l’ob- session conceptuelle. Protagoniste d’une croisade contre ce qu’il estimait relever de la crétinisation des masses ibériques par les illusions de l’espagnolade, Noel, qui avoua dans un écrit sa passion d’enfance pour la corrida, comparait son combat à celui que Cervantes mena contre les romans de chevalerie. Ainsi écri- vait Eugenio Noel dans son pamphlet Cornúpetas y bestiarios (cité par Sandra Álvarez, 2011, p. 605) : « Après la lecture des livres de chevalerie, rien d’autre n’a fait autant de mal à notre race que les corridas. » L’ambiguïté de Noel, dont la passion anti-taurine impliquant la passion taurine, ainsi que l’aspect clownesque qu’il affectait dans ses apparitions en public, y compris dans les corridas, sont certainement à relier au complexe goyesque-carnavalesque que nous avons évo- qué plus haut. Quoi qu’il en soit, elle n’échappe pas aux éditeurs de la traduc- tion en français de l’un de ses plus célèbres ouvrages, Las Capeas (sous le titre Les Taureaux du désespoir ), la très militante Union des bibliophiles taurins, qui font précéder le texte de Noel d’une préface de Marc Thorel intitulée « Eugenio Noel, paradoxal et magnifique adversaire ». Jusqu’à la fin du xix e siècle, on le voit, la polémique antitaurine portait surtout sur les fondements de la culture espagnole (le catholicisme, les traditions popu- laires) face à une modernité elle-même complexe, partagée entre les influences intellectuelles françaises des Lumières et les débouchés économiques que pro- mettait une civilisation du spectacle en plein essor, dans laquelle s’insérait la corrida. L’argument de la protection des animaux n’apparut qu’au cours de ce même siècle, au moment où cette idéologie prenait une forme institutionnelle

RkJQdWJsaXNoZXIy NDM3MTc=