Tauromachie | Saumade, Frédéric

Tauromachie 1425 origines plébéiennes. Ainsi l’« Espagne sauvage » peut-elle sortir de la gangue de la légende noire pour se transfigurer dans le spectacle majeur, sous le bru- tal mais si expressif contraste de l’ombre et du soleil formé par le dispositif scé- nique de l’arène. Entre les xix e et xx e siècles, nombre de littérateurs étrangers – français en particulier –, amoureux de l’exotisme ibérique, ont exalté ce tour de force de la représentation, dont on ne s’étonnera pas qu’il ait pu séduire des écrivains assoiffés de mythes, tels Prosper Mérimée, Théophile Gautier ou Henry de Montherlant. On pourrait s’avouer plus surpris que le même charme se fût emparé de l’esprit des deux anthropologues les plus prestigieux ayant traité de la tauro- machie, Michel Leiris (1981) et Julian Pitt-Rivers (1983). L’un et l’autre, en effet, ont interprété le jeu d’arène comme un sacrifice issu d’une civilisation méditerranéenne profondément attachée à son substrat archaïque. Ils ont à cet endroit écrit des pages superbes, mais en passant un peu vite sur l’évidence qui cadre le plus mal avec leur théorie sacrificielle. Car si le sens du sacrifice est fon- damentalement oblatif – il s’agit du don des humains à une divinité –, la cor- rida est d’abord une entreprise commerciale où tout se vend. Les taureaux des grands élevages, rigoureusement sélectionnés, sont des produits de luxe dont le prix dépasse de beaucoup celui du bœuf d’embouche (de nos jours, entre 5 000 et 10 000 euros pièce, selon la catégorie de l’élevage et de l’arène) ; les toreros vedettes perçoivent de considérables émoluments pour officier ; le prix du billet d’entrée dans les grandes arènes peut atteindre 100 euros, voire plu- sieurs centaines d’euros au marché noir. La seule offrande observable est éven- tuelle et purement symbolique : il s’agit du brindis , au moment où le matador, lorsqu’il sent le triomphe possible grâce aux bonnes dispositions combatives du taureau qu’il affronte, dédie le combat à une personne chère ou au public tout entier, un effet dont on pourrait trouver l’équivalent dans d’autres types plus communs de spectacles tels que la chanson. Enfin, même s’il y a bien à la fin du combat mise à mort de l’animal, celle-ci n’est pas dirigée vers une divi- nité qu’il s’agirait de célébrer, la seule et unique tutelle religieuse du spectacle étant celle de l’Église catholique, violemment opposée à tout autre sacrifice que celui de l’eucharistie. Malgré des objections aussi lourdes, la théorie sacrificielle, comme s’il s’agis- sait d’une autre vérité révélée, s’est imposée dans les milieux intellectuels de la tauromachie. Elle fait aujourd’hui encore la doxa de certains parmi les meil- leurs spécialistes universitaires en la matière. À ce titre, l’anthropologue Pedro Romero de Solís (1996) fait figure de gardien du temple de celui qui fut son ami proche, Julian Pitt-Rivers. Francis Wolff (2007), philosophe, auteur d’un livre très remarqué sur la corrida, met en question la théorie du sacrifice sans vraiment s’en départir. Ces aficionados savants participent ainsi de la tendance, attestée

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