Montagne | Albera, Dionigi

Montagne 985 exemple, les émigrations commerciales à partir de l’Apennin (dont les spoletini , merciers ambulants déjà célèbres au xvi e siècle pour leur astuce, ou les colpor- teurs libraires de Pontremoli), des Pyrénées (Fontaine, 1993), de la Kabylie ou de l’Anti-Atlas (Despois, 1964). Ce renversement de perspective n’implique pas d’occulter les émigrations pauvres, prolétaires, qui étaient bien présentes. Simplement, ce n’était pas tout, comme une vision misérabiliste l’a longtemps suggéré. Il s’agit donc de conce- voir l’articulation entre des formes diversifiées de déplacement (par exemple, dans le cas des libraires du Briançonnais, les réseaux migratoires se composaient de figures variées en termes de compétences et de fortunes, incluant des mar- chands prospères, désormais installés en ville, et des colporteurs recrutés dans les villages d’origine) et, plus généralement, de repenser l’articulation entre mon- tagne et plaine, en évitant les simplifications et les interprétations unidirection- nelles. Si les contrastes écologiques constituent sans doute le socle, sur celui-ci ont été édifiées des constructions sociales complexes. De ce point de vue, cer- taines réflexions désormais anciennes de Jacques Berque semblent toujours per- tinentes. Pour caractériser les migrations entre le Haut-Atlas et les plaines du Maroc, il se servait d’une métaphore singulière : celle de la pêche. La plaine, avec ses ressources, représenterait ainsi pour les montagnards ce que la mer est pour les pêcheurs. À bien y regarder, cette figure est diamétralement opposée à l’image braudélienne de la « fabrique d’hommes à l’usage d’autrui ». En tout cas, pour Berque le rapport de la plaine et de la montagne est « irréductible à un dialogue simpliste. On devine mille connexions qui lient les partenaires, non seulement entre eux, mais tous deux à un monde singulièrement plus vaste que l’isolement pittoresque des hauts cantons ne pouvait le faire présumer » (Berque, 1955, p. 101). Apparemment clos, le système de la montagne était en réalité articulé avec l’extérieur dans un « tissu continu » ( ibid. , p. 442). Dissimulé sous le vernis de la rusticité montagnarde, on découvrait ainsi un monde bien plus riche et diversifié : « l’éleveur se double d’un agioteur, parfois d’un lettré aux visées citadines, toujours du plus exigeant des citoyens » ( ibid. , p. 441). Des recherches récentes ont pris la même direction, en éveillant l’image d’une « montagne savante » au Maghreb, caractérisée durant plusieurs siècles par la densité des lettrés et des centres d’enseignement religieux, qu’il s’agisse du Rif, du Sous ou de la Kabylie. C’est une montagne ouverte sur le monde extérieur, où sont présentes des activités commerciales et artisanales réputées (Vignet-Zunz, 2011, pour une synthèse). Plus loin à l’est, le Mont-Liban offre un exemple qui s’oppose diamétralement à la représentation d’une montagne emmurée dans l’arriération et l’isolement. N’est-ce pas dans cette région qu’est installée, au début du xvii e siècle, celle qui est considérée comme la première imprime- rie de l’Orient ? Le dynamisme de cette région se manifeste par une ouverture

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