Modernité | Burke III, Edmund

Modernité 957 de l’histoire mondiale, il est possible d’observer des réactions communes de la part des élites méditerranéennes aux changements de grande ampleur intervenus pendant cette période (1750‑1919), en dépit des multiples différences qui carac- térisent les expériences des sociétés individuelles. Confrontées à des problèmes similaires, les élites méditerranéennes ont cherché à mettre en œuvre les mêmes projets de changement, et ont dû faire face à des schémas de réaction similaire de la part des opposants aux réformes. Des modèles semblables de résistance des classes populaires peuvent être identifiés dans la région : révoltes paysannes, émeutes urbaines et syndicalisme ouvrier. Une historiographie plus ancienne, peut-être impressionnée par la simple dimension de l’empire ibérique des Habsbourg et de l’Empire ottoman, considé­ rait ces derniers comme des colosses exerçant leur puissance à l’échelle mondiale. Les historiens actuels ont plutôt tendance à les décrire comme des géants hyper- trophiés et pitoyables (Lynch, 1992 ; Faroqhi, 2006). Un examen plus attentif révèle des États chroniquement incapables d’exercer leur contrôle au-delà des murs de leurs capitales provinciales, réduits à gouverner par le biais d’une pléthore de substituts et d’intermédiaires qui mettaient en œuvre une justice rudimentaire (le plus souvent moyennant rémunération). Plus les historiens ont étudié les vieux empires méditerranéens, plus ceux-ci apparaissent comme des coalitions d’inté- rêts, des patchworks de structures institutionnelles, de véritables musées de pas- séisme politique dont la stratégie semble avoir été de piéger les rivaux internes dans des toiles de privilèges (ou, en cas d’échec, de les écraser ou les expulser), tout en favorisant des sous-impérialismes (tels celui de la maison d’Aragon en Italie ou de Méhémet Ali en Égypte). Vers le xviii e siècle les anciennes struc- tures avaient sérieusement besoin de renouveau, ce dont témoignent les réformes des Bourbons d’Espagne et les divers projets de réforme de l’Empire ottoman à la fin du xviii e , qui ont tous échoué. Mais la voie des réformes était semée d’embûches. Des élites agraires bien établies, et leurs alliés dans l’Église et l’État, refusaient toute forme d’empiètement sur leurs privilèges traditionnels. C’est dans ce contexte que le Projet libéral, c’est-à-dire l’ensemble lâche de réformes politiques et économiques associées aux Lumières et à la Révolution française, a émergé dans la région. Les États modernes, qui faisaient leur apparition le long de la rive nord, déve- loppaient de nouveaux systèmes fiscaux plus efficaces et intrusifs. Cela les mettait en conflit avec les vieilles élites agraires ainsi qu’avec les élites religieuses établies. Dans le cadre de cette histoire, le cas ottoman (ainsi que l’Égypte et la Tunisie) se distingue principalement par une question de degré. Ses aspirants bâtisseurs d’État étaient tout aussi jaloux de leur pouvoir et tout aussi désireux de démo- lir les intérêts établis, et vers le dernier tiers du xix e siècle, ils avaient réalisé de grandes avancées en ce sens. Le processus de réforme ottoman (connu sous le

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