Modernité | Burke III, Edmund

Modernité 960 les entrepreneurs ottomans – dont la plupart étaient grecs et arméniens – ont participé à l’industrialisation de leurs économies respectives en partenariat, et souvent sous la tutelle, d’intérêts étrangers (notamment français) (Faroqhi et al ., 2006). Dans le dernier tiers du xix e siècle, ces entreprises se sont vues « coloni- sées » par la capitale du Nord, aussi bien sur les terres ottomanes qu’en France, en Espagne et en Italie (et peut-être en Grèce également). L’ouvrage de l’historien Albert Hourani, Arabic Thought in the Liberal Age (1964), constitue à de nom- breux égards une biographie (et un éloge) de ce groupe dirigeant cosmopolite. Éduqués en Europe, les libéraux méditerranéens parlaient anglais et français entre eux, et siégeaient souvent aux conseils d’administration des mêmes entre- prises, telles que les Sucreries d’Égypte (Goldberg, 1986). Incarnant la quintes- sence du libéralisme, leur vision nationaliste se montrait conciliante envers les différences européennes. L’émergence de nationalismes populistes et radicaux plus profondément enracinés, qui a commencé avec Atatürk en Turquie dans l’entre-deux-guerres, a sonné le glas de cette classe. La révolution des communications du xix e siècle, notre troisième vecteur de changement, a elle aussi profondément transformé la vie des populations médi- terranéennes. La vision formative pour la modernisation de la Méditerranée, au sein de l’économie mondiale, a été apportée par des technocrates français saint-­ simoniens. Les voyages de découverte du xvi e siècle, qui ont rendu la Méditerranée de plus en plus périphérique dans la nouvelle économie mondiale centrée sur l’Atlantique Nord, l’introduction du chemin de fer, les bateaux à vapeur (les liai- sons régulières par bateau à vapeur entre le Moyen-Orient et l’Europe remontent aux années 1840) et le télégraphe (Londres a été reliée à l’Inde dès 1857) ont eux aussi transformé la place de la Méditerranée dans la topologie des échanges mondiaux. La plupart des voies ferrées de la région méditerranéenne ont été construites avec des capitaux français et grâce à l’expertise d’ingénieurs français (Burke III, 2009). Les voies ferroviaires ont facilité l’exportation du coton égyptien sur le marché mondial, et celle de la soie venant du Liban, du savon et de l’huile d’olive de Palestine, et des céréales de Sicile et d’Andalousie. En conséquence de ces évolutions dans les communications, les délais d’expédition entre l’Europe et les marchés d’Asie ont été drastiquement réduits. Un transport régulier par bateau à vapeur a relié la région à la sphère atlantique, et facilité des migrations à grande échelle vers l’Amérique du Nord, l’Amérique du Sud et l’Australasie. À l’échelle mondiale, la transformation la plus significative a été l’ouverture du canal de Suez (1869). Parallèlement à la pose des câbles télégraphiques trans­ atlantiques et à l’inauguration du chemin de fer transcontinental américain six mois plus tôt, le canal de Suez a permis de faire le tour du monde en un temps record ; il a rétabli la Méditerranée dans une position semblable à celle qui était auparavant la sienne dans le circuit des échanges mondiaux, inversant dans une

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