Joute poétique | Felix, Suzy

Joute poétique 757 Pour conclure, la joute permet surtout de réunir une communauté en réaffirmant les valeurs et croyances qui lui sont propres. Selon Maria Manca (2009, p. 7), la gara poetica « serait un élément central de la tradition et tra- duirait une façon de penser, de se penser et de penser le monde ». En écho, l’anthropologue Alberto Campo Tejedor écrit à propos du trovo en Andalousie : la communauté « se congrega para hablarse a si misma, de si misma y para si misma » , « se réunit pour se parler à elle-même, d’elle-même et pour elle-­ même » (2000, p. 175). Traits distinctifs dans le temps et dans l’espace Quelques traits proprement méditerranéens Certaines joutes du bassin méditerranéen partagent une richesse musicale bien particulière. Elles peuvent se chanter sur des mélodies longues, libres et non mesurées. D’un bout à l’autre de la Méditerranée, on retrouve les mêmes longs mélismes s’étirant dans la voix du zajali ou du shaer au Liban ou dans le versu à voix nue d’un poète corse ou encore dans le cante libre (accompagné d’une gui- tare flamenca) des troveros de Murcie (Andalousie). Cette modalité semble par- faitement adaptée à l’improvisation dans le sens où le poète est « non asservi au joug d’une structure temporelle imposée », comme le souligne Marie-Hortense Lacroix (2004, p. 103). Ensuite, en ce qui concerne l’étymologie, la plupart des termes sémantiques désignant la joute en Méditerranée expriment fortement cette idée d’opposi- tion et de compétition fondée sur la rivalité : la tenson en Provence exprime la tanza , c’est-à-dire la « querelle, controverse », les chjama è rispondi corses ou « appels et réponses », les cantos a desafio portugais, le contrasto en Italie, la gara sarde, la « compétition », la peleja au Portugal, la « dispute », la controver- sia , la « controverse », et la pelea , la « dispute » dans le Sud de l’Espagne… Il semble en revanche qu’en Amérique latine ce sont les notions d’improvisation avec le terme repente ou encore l’appartenance au milieu rural avec les dési- gnations paya , payada (« paysan ») qui l’emportent. Si la notion d’opposition est l’une des constantes nécessairement présentes dans toutes les joutes, serait-elle plus forte, plus compétitive et agonistique en Méditerranée ? Pour nuancer cette dernière hypothèse, notons que l’emploi de terminologies désignant la rivalité est aussi présent dans d’autres registres géographiques et culturels comme les battles où l’on clashe et l’on « tue » à coups de mots l’adversaire. D’un point de vue de la transmission orale, au Liban les zajalis appartiennent à des lignées familiales tandis qu’en Andalousie les troveros restent catégoriques, l’art d’improviser ne s’enseigne pas mais se transmet par le sang (« se lleva en la

RkJQdWJsaXNoZXIy NDM3MTc=