Joute poétique | Felix, Suzy

Joute poétique 756 Une violence symbolique Lieu du « pouvoir symbolique » pour citer Pierre Bourdieu, si la joute peut être un véritable champ de bataille, sans pitié et même cruel, la violence de cet échange reste symbolique. En effet, le cadre ritualisé et réglementé de la joute permet au poète toute violence, toute transgression verbale (les tabous langa- giers comme le vocabulaire sexuel et scatologique sont d’ailleurs très présents). La joute épargne ainsi au groupe d’autres conséquences et tel un garde-fou elle désamorce les tensions d’une communauté. « Quien affila versos no affila navajas » , « celui qui aiguise les vers n’aiguise pas les couteaux », selon le trovero murciano Angel Roca. Au Liban, la joute a une fonction clairement cathartique. Elle permet d’exor- ciser les tensions entre communautés religieuses dans le Sud du pays (Felix, 2009). Abou Daya, zajali de religion chiite, provoque un jeune et sa commu- nauté druze. Grâce à l’autodérision et à l’humour, le dernier vers désamorce toute tension en suscitant de grands éclats de rire libérateur et de chaudes embras- sades dans le public. L’accord dans le désaccord Dans l’étymologie du mot « joute », il y a la notion de combat singulier (à che- val et à la lance) ainsi que la notion de « juster », c’est-à-dire « rapprocher, réu- nir, rassembler », bien que cela puisse paraître paradoxal. De la structure même de la joute à son organisation et jusqu’à son dérou- lement, tout semble avoir été pensé et conçu dans cette intention de réunir la communauté ou l’assemblée autour du débat. Par exemple, le jaleo (interjections criées par le public et destinées à encou- rager les musiciens : « Olé » , « eso es » ) ou les pas de danse (Andalousie) unissent et réunissent le public autour des poètes, tandis que les différents refrains que chante le public libanais en fin de tirade désamorcent constam- ment la tension en rappelant l’atmosphère fraternelle et chaleureuse propre à la joute ( Islamli timmak lil ateba wa-l-ghina. / – Hayouz-zaman elli jama ana wu lamena [« Que Dieu protège ta bouche pour le ateba et le chant / – Saluez le temps qui nous a rassemblés et unis »]) ; ou le chœur sarde jus- tement appelé cuncordu , « accord », a un « rôle symbolique important » car « il ponctue d’accords parfaits le désaccord verbal des poètes » (Manca, 2009, p. 169). Enfin, en ce qui concerne le déroulé, les performances s’ouvrent généralement avec des présentations et des éloges (entre compétiteurs, à Dieu, au saint pro- tecteur du village, aux habitants), puis se terminent en célébrant les moments passés ensemble et à coups de grandes embrassades fraternelles.

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