Ibn Khaldûn | Martinez-Gros, Gabriel

Ibn Khaldûn 657 plus sauvages. Ainsi s’expliquent les pages fameuses où Ibn Khaldûn, lui-même d’origine arabe yéménite, souligne à l’envi la rusticité des bédouins arabes, leur éloignement des ambitions ou de préoccupations de la civilisation. C’est évi- demment la preuve inverse de l’Empire islamique : si les Arabes ont créé le plus grand empire qui fût jamais, si l’islam a survécu même à la disparition de leur hégémonie politique, c’est que l’élan initial des tribus arabes fut d’une énergie prodigieuse, précisément parce qu’elles ne savaient rien de la civilisation. Mais elles l’apprirent vite. Dès lors qu’on a abordé les rivages de l’État et du pouvoir, on perd vite la violence et les solidarités de l’élan sauvage. Car, pour Ibn Khaldûn, on chute de sa sauvagerie tribale, état d’humanité natu- relle, pour tomber dans la civilisation. Lui-même, une fois écrite son histoire universelle dans la redoute des Banu Salâma, au cœur du Maghreb tribal, rejoint Le Caire, pour enseigner à la ville – la plus grande de l’Islam de son temps – ce qu’il lui a été donné de comprendre au cœur du monde sauvage. Nul citadin ne revient jamais vers la tribu et ses solidarités, non pas unique- ment parce qu’il ne le peut pas, mais parce qu’il ne le veut pas, parce qu’il tient la vie urbaine pour l’aboutissement de la culture humaine. Quelque nostalgie qu’ils en éprouvent dans leurs poèmes, les descendants citadins des bédouins sont condamnés à tenir leurs ancêtres pour moins raffinés et moins humains qu’eux. Sans doute, ils n’ignorent pas que ces créatures frustes ont bâti un empire, fondé une religion, ce qu’eux-mêmes seraient incapables de faire. Les citadins avouent même volontiers qu’ils ne valent pas leurs ancêtres bédouins. Mais ils savent aussi qu’ils ne peuvent trouver leur accomplissement que dans le déclin et l’insignifiance politique où ils vivent. C’est l’ultime provocation que lance la pensée d’Ibn Khaldûn à nos sociétés « démocratiques » : la civilisation ne s’accomplit que dans l’impuissance politique, dans l’abandon du contrôle du pouvoir par lequel nous, hommes du xx e et du xxi e siècle commençant, définissons encore le citoyen. Gabriel Martinez-Gros ➤➤ Colonisation, empire, empires coloniaux, épidémie, Mamelouks, métropole, modernité, mur, peuplement, poésie, ruralité mots-clés État, impôt, Mamelouks, Muqaddima , peste, pouvoirs étrangers, producteurs et guerriers, Tamerlan

RkJQdWJsaXNoZXIy NDM3MTc=