Ibn Khaldûn | Martinez-Gros, Gabriel

Ibn Khaldûn 656 Les vérités et les paradoxes d’une théorie Une assertion, aussi paresseuse et stupide qu’insistante, veut que la pertinence de la théorie d’Ibn Khaldûn soit limitée au Maghreb, pays de tribus, d’où il aurait tiré l’essentiel de son expérience historique, et donc que l’histoire de l’Orient islamique, réputé plus urbain et « civilisé », n’ait pas à répondre de ces méca- nismes. Bien entendu, l’Occident et ses racines fondatrices, la Grèce, Rome, ne relèveraient pas davantage du tribunal des théorèmes d’Ibn Khaldûn. Propos d’ignorants, disons-le nettement : il suffit de consulter la Muqaddima pour constater qu’Ibn Khaldûn tire les exemples dont il nourrit sa pensée au moins autant de l’histoire de l’empire des Omeyyades de Damas, des Abbassides de Bagdad, ou encore des Mamelouks du Caire ou des Turcs de Tamerlan, que des dynasties du Maghreb. Les cités grecques, la Rome républicaine, ne répondent pas des analyses d’Ibn Khaldûn, mais la Grèce hellénistique d’après les conquêtes d’Alexandre le Grand, la Rome impériale en relèvent pleine- ment. L’Occident médiéval lui échappe, non parce qu’il « n’y a pas de tribus en Occident » comme on l’entend dire naïvement, mais parce que pendant longtemps – la plus grande partie du Moyen Âge – il n’y eut pas en Europe d’impôt, ni d’État, ni par conséquent de populations sédentaires, pacifiées, désarmées, productives et fiscalisées, comme dans la Méditerranée islamique héritière de l’Empire romain. Derrière l’ignorance et l’arrogance de l’Occident moderne – dont il faut au contraire exempter l’époque coloniale, beaucoup plus attentive à Ibn Khaldûn – se devine le spectre redoutable de l’opposition de la civilisation et de la barbarie. Écrivons-le aussi brutalement qu’on le pense souvent en Occident : Ibn Khaldûn serait le penseur d’un monde barbare, maghrébin, dont la sauvagerie n’aurait jamais atteint ni l’Europe ni l’Orient. Car le syllogisme banal de la civilisation est simple : nous sommes civilisés – cet axiome ne se discute pas. Donc, il a bien fallu que nos ancêtres le soient, pour qu’ils nous aient appris à l’être. Donc, Rome, la Grèce, l’Égypte et l’Orient biblique sont sortis du néant ou de la forêt déjà armés de la charge spirituelle et politique dont nous sommes les héritiers. Précisément, Ibn Khaldûn dit le contraire : la grandeur d’une civilisation urbaine dépend de l’impulsion initiale qu’elle reçoit de l’État qui la fonde, et donc de la force créatrice des tribus qui instituent cet État – puisque tout État est institué et maintenu par une force tribale. Or l’élan fondateur est d’autant plus puissant que les tribus fondatrices sont plus belliqueuses, plus sauvages et plus entrepre- nantes dans leurs conquêtes. Ainsi, les plus grandes civilisations sont créées par les groupements de tribus – devenus des peuples – à l’origine les plus sauvages. Ou, à l’inverse, si nous sommes les plus civilisés, c’est que nos ancêtres furent les

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