Ibn Khaldûn | Martinez-Gros, Gabriel

Ibn Khaldûn 655 origines caucasiennes septentrionales. Le cas est spectaculaire, mais le principe est presque universel dans l’histoire islamique : la citadelle et la ville, la caserne et la mosquée, les guerriers et les lettrés ne partagent ni les mêmes valeurs, ni le plus souvent la même extraction, à la différence de ce qu’on voit en Europe. Ce système, qu’Ibn Khaldûn présente comme universel, requiert en effet des populations assez nombreuses pour nourrir de leur impôt une métropole, où les innovations techniques sont appelées à se multiplier. Les premières for- mations historiques qui correspondent au schéma khaldounien n’apparaissent donc qu’au premier millénaire avant notre ère, avec les empires assyrien et perse peut-être, avec les royaumes hellénistiques successeurs d’Alexandre le Grand, et avec l’Empire romain sans aucun doute. Des armées de métier, des populations conquises en sont le signe visible. L’impôt est en effet plus facile à lever s’il est imposé par des conquérants perses, grecs, romains ou arabes. La revanche des sédentaires La revanche des sédentaires sur les tribus conquérantes est cependant rapide. Les solidarités violentes des tribus s’érodent au fil des générations sous une double influence. D’une part, l’État et la ville assurent les fonctions de protec- tion et d’assistance dévolues à la tribu dans le monde sauvage, et rendent inutiles et caduques les solidarités tribales – Ibn Khaldûn infère ici que les hommes ne sont solidaires que dans la mesure où ils y sont contraints, et que les seules soli- darités réelles sont celles de la famille et du clan, que la ville détruit sans remède. D’autre part, le pouvoir, pourtant issu de la tribu conquérante, s’acharne à en saper la force. L’État se heurte en effet à sa tribu fondatrice parce que cette force armée entrave la levée paisible de l’impôt. Ibn Khaldûn souligne ici l’incompa- tibilité, à terme fatale à tout État, entre sa tâche fondamentale d’accumulation du capital et les nécessités militaires qui la grèvent. Il n’y a pas d’État guerrier ni belliqueux : tous les empires privilégient la paix et l’accumulation fiscale au détri- ment des dépenses guerrières et d’une expansion aux bénéfices illusoires. Bien plus, presque tous les empires – romain comme arabe abbasside – succombent à terme au poids financier des charges militaires qu’exige leur simple défense. Sous la poussée de ces deux forces conjuguées – les pratiques de la ville et l’hos- tilité du pouvoir –, les tribus conquérantes se dissolvent donc en trois ou quatre générations. Tous les peuples créateurs d’empires – Grecs, Romains ou Arabes – ont ainsi signé leur arrêt de mort à terme au moment où ils touchaient le som- met de leur épopée, même s’il arrive que leur empire effondré accouche d’une religion et d’une civilisation qui lui survit, comme les Romains chrétiens ou les Arabes musulmans.

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