Ibn Khaldûn | Martinez-Gros, Gabriel

Ibn Khaldûn 654 qui ne paie pas l’impôt et qui n’est donc pas désarmée. C’est cette force solidaire des tribus que l’État achète pour assurer toutes les fonctions de violence (armée ou police) dont il a besoin. Là comme ailleurs dans le processus économique, l’État spécialise. Il réserve les fonctions de violence à des groupes réduits de sol- dats qu’il acquiert dans les sociétés tribales, et il assigne au contraire l’immense majorité de sa population à des activités productives. On peut dire que pour Ibn Khaldûn, il n’y a pas d’État si cette spécialisation des fonctions, productives d’une part, violentes de l’autre, n’est pas acquise. Ibn Khaldûn nomme « bédouines » ou « tribales » les sociétés d’où l’État tire ses réserves de violence, nécessaires à l’in- timidation de son troupeau producteur ou à sa défense contre les prédateurs . L’apport à l’État de la violence solidaire des tribus peut se faire par l’achat de groupes de mercenaires, mais aussi par l’invasion. Attirées par la richesse et le désarmement du monde sédentaire, des tribus voisines de ses frontières se regroupent pour donner l’assaut. La grande difficulté est précisément de se regrouper et de se donner un chef commun. Le monde sédentaire est souvent protégé par sa masse démographique énorme face à des tribus dont chacune ne compte que quelques centaines d’individus. Quand le regroupement des tribus atteint des effectifs de l’ordre d’à peine 1 à 2 % des effectifs des populations séden- taires, en revanche la partie est jouée en faveur des tribus. Leur solidarité et leur valeur au combat s’imposent aux défenses des sédentaires désarmés. Les Arabes n’étaient sans doute pas plus d’un demi-million au temps de leurs conquêtes, et ils ont vaincu en même temps les deux empires perse et byzantin, qui ne pou- vaient pas compter moins de 30 millions d’habitants à eux deux. Les Mongols, pas plus nombreux que les Arabes, ont vaincu et conquis en même temps, au xiii e siècle, les populations de la Chine et du monde islamique, cent ou deux cents fois plus nombreuses qu’eux. Dans cette opération de regroupement des tribus, dit Ibn Khaldûn, la religion joue souvent un rôle décisif en terre d’Islam. C’est un appel religieux, une da‘wa , qui mobilise et regroupe des tribus a priori réticentes à se soumettre à une autorité commune – par exemple dans le cas des dynasties almoravide, almohade, saadienne au Maghreb et dans les cas abbas- side, ottoman, safavide, entre autres, dans l’histoire de l’Orient. Par définition, dans le système d’Ibn Khaldûn, les membres du cercle dirigeant qui exercent la fonction de violence au sommet de l’État sont issus du monde des tribus, et sont donc étrangers aux populations sédentaires qu’ils dominent, qu’ils protègent et qu’ils exploitent comme leur troupeau. Le pouvoir est par définition étranger, par l’origine, la langue, et souvent l’apparence physique, au peuple dont il tire sa subsistance, et il s’en flatte. Le Caire des Mamelouks (1250‑1517) fut gouverné durant deux siècles et demi par des Turcs, et même plus précisément au xv e siècle par des Circassiens (Tcherkesses) dont les longs bonnets à poils, si étranges dans la fournaise égyptienne, et la fréquente blondeur rappelaient les

RkJQdWJsaXNoZXIy NDM3MTc=