Historiographie | Marin, Brigitte

Historiographie 637 les constructions nationales. Par rapport à une historiographie ancienne, qui circonscrivait les phénomènes de contact et de brassage à des espaces de bor- dure déterminés, comme les grands ports, les centres urbains cosmopolites, présupposant ainsi l’existence de blocs culturels stables aux marges desquels la mixité devenait possible, elles mettent plutôt au jour le fonctionnement de sociétés coextensives (Dakhlia, 2013). Divisée durant presque un millénaire en trois espaces politiques et culturels qui sont loin d’être hermétiques les uns aux autres, la Méditerranée, à partir de l’époque moderne et de la conquête ottomane, devient un monde duel, les trois quarts de ses côtes passant sous le contrôle d’Istanbul. Si, longtemps, un héritage « orientaliste » a donné à pen- ser Est et Ouest de la Méditerranée comme deux blocs immuables, à rebours de cette tendance, des historiens de la période moderne ont souligné les convergences et l’interdépendance des dynamiques socioculturelles entre ces régions. Les contacts militaires, diplomatiques, économiques ont d’abord été privilégiés, puis ceux entre les hommes des différentes sociétés, en particu- lier à travers les mobilités et les pratiques autour des frontières politiques et religieuses comme, par exemple, les conversions (parmi de nombreuses réfé- rences, García-Arenal, 2001 ; Fiume, 2009). Les figures de médiateurs et de « passeurs » entre les sociétés (traducteurs et interprètes, courtiers, rené- gats, marchands des diasporas, communautés confessionnelles minoritaires, voyageurs, etc.) ont été plus particulièrement étudiées, mais les recherches les plus récentes s’orientent vers la connaissance des circulations ordinaires, au cœur des sociétés, comme l’illustre l’enquête menée sur la présence histo- rique des musulmans en Europe occidentale (2011‑2013). Du point de vue méthodologique, les approches microsociales, l’intérêt pour les itinéraires individuels (dont témoigne, entre autres, le programme « Individu et société dans le monde méditerranéen musulman » de la Fondation européenne de la science, 1996‑2001), pour les traces qu’ont laissées ceux qui, pour des rai- sons politiques, commerciales, religieuses, scientifiques ou culturelles ont par- couru la Méditerranée, mettent l’accent sur une histoire sociale plus encore que culturelle. Elles articulent la circulation des cultures et des idées sur un intense mouvement d’individus. Ces approches ont sans doute plus de points communs avec les orientations scientifiques données par Shelomo Dov Goitein (1900‑1985) aux études méditerranéennes dans son œuvre monumentale, A Mediterranean Society , qu’avec celles de Braudel, peu sensible aux parcours de vie des individus. En effet, son analyse basée sur le croisement de milliers de documents de la Genizah du Caire (manuscrits de la synagogue) fait de lui un des plus grands historiens de l’histoire sociale et de la culture maté- rielle méditerranéenne des x e -xiii e siècles. Attentif aux personnes, aux familles, aux liens communautaires, aux pratiques économiques, aux faits quotidiens

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