Forêt | Chalvet, Martine

Forêt 556 décalages chronologiques de l’ordre de 20 à 60 ans, les forestiers méditerranéens de l’Espagne à la Grèce connurent une évolution similaire pour bâtir avec leurs homologues un savoir sylvicole moins théorique. Profitant des progrès de la science et des nouveaux réseaux de la recherche internationale, ils purent, aux côtés des botanistes et des géographes, passer de l’empirisme à la conceptuali- sation pour définir une région « naturelle » méditerranéenne dotée d’une forêt spécifique. Au xx e siècle, ce mouvement de recherche scientifique et technique fut renforcé par la création d’un organisme international composé des forestiers de l’ensemble du pourtour méditerranéen et de nombreux botanistes. Dans le mouvement Silva Mediterranea (1922‑1936) puis dans la Sous-Commission de coordination des questions forestières méditerranéennes ( fao , 1948), les scientifiques et les ingénieurs conceptualisèrent la forêt méditerranéenne tout en construisant une sylviculture spécifique avec ses références, ses modèles, sa connaissance statistique et sa représentation cartographique. Posée comme une région « naturelle » opposée au modèle universel appris dans les écoles fores- tières, la région méditerranéenne a été définie par son climat mais aussi par sa végétation et par ses arbres. Au début du xx e siècle, c’est même l’olivier, pour- tant planté par les hommes, qui a été désigné comme limite « naturelle » de la forêt méditerranéenne. Symbole de la paix et des civilisations antiques gréco-­ romaines, l’olivier n’a pas été choisi au hasard. C’est l’héritage des Grecs puis des Romains, maîtres de Mare Nostrum , le signe d’une culture et d’une civilisation que les Européens ont revendiquées dans la Méditerranée et dans ses paysages. Sur le terrain, ce nouveau savoir n’est pas resté purement théorique mais s’est appliqué concrètement. Sur le plan législatif, le cas spécifique des incendies a peu à peu été pris en compte. Sur le plan paysager, une nouvelle forêt s’est dessinée. Profitant des expériences d’acclimatation, le paysage forestier s’est réellement enrichi d’essences venues de l’ensemble de la Méditerranée (cèdre, pin) ou de contrées lointaines (eucalyptus, acacia). Toutefois, les reboisements entrepris depuis le xix e siècle ne peuvent à eux seuls expliquer une telle métamorphose. Les succès du mont Ventoux et de l’Aigoual sont peu de chose en regard de la reforestation liée à l’abandon du système agro-sylvo-pastoral et à l’exode rural. À partir du début du xx e siècle, cette nouvelle forêt a été regardée, aménagée et utilisée de manière différente. Pour les romantiques, les artistes puis peu à peu les élites et la population urbaine en mal de nature, la forêt n’a plus été consi- dérée comme un potentiel à exploiter mais comme un espace de « nature sau- vage » à protéger. Après un siècle de profonds bouleversements des paysages, elle est devenue l’expression d’une nostalgie d’un temps révolu, d’une harmonie de la nature. Dans ces représentations, le bois a perdu en valeur pratique pour gagner une forte connotation symbolique, affective et esthétique. Les reboise- ments du Second Empire, les chênes-lièges des Maures, les bois de l’Esterel n’ont

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