Expédition d’Égypte | Bret, Patrice

Expédition d’Égypte 521 entreprise intellectuelle autant, si ce n’est plus, qu’une conquête militaire », écrit Ghislaine Alleaume (1999, p. 4). Ce constat d’une mémoire naguère partagée par les élites intellectuelles et politiques des deux pays dessine en creux celui d’une séparation brutale avec la malheureuse affaire de Suez en 1956. Le fossé s’est accentué depuis, tant par les travaux d’Edward Said sur l’orientalisme que par l’essor de l’école historique égyptienne et, en arrière-plan, par la montée du fondamentalisme musulman. Dès lors, en Égypte, note Anouar Louca cette même année 1999, « l’expédition de Bonaparte sert de repoussoir vers une recherche identitaire ». Ces mémoires sont toutes aussi socialement légitimes qu’intellectuelle- ment contestables, car elles ont souvent moins à voir avec le passé qu’avec le présent de chacune de ces époques successives. Au-delà de leur construction, déconstruction et reconstruction, l’histoire seule peut rendre compte de la complexité d’une entreprise qui participa des changements majeurs apportés à l’idée de Méditerranée et à l’histoire des pays riverains. Mais ces visions diver- gentes, historiquement datées et géographiquement situées, ne sont-elles pas aussi le corollaire de l’ambiguïté fondamentale de l’expédition d’Égypte ? Autant que l’aboutissement d’une politique délibérée de la France en Méditerranée, celle-là fut le fruit du jeu de dupes et des manipulations réciproques entre le gouvernement du Directoire et Bonaparte, ce général en chef encombrant et habile à la manœuvre, sur le terrain militaire comme sur celui de la propa- gande. Le hasard et la nécessité s’entrelacèrent alors depuis les bureaux pari- siens, jusqu’au terrain égyptien, en passant par l’incroyable course-poursuite de Nelson en Méditerranée à la recherche du convoi de l’expédition française, dont Pierre Vendryès fit un cas d’école ( De la probabilité en histoire. L’exemple de l’expédition d’Égypte , 1952). Même lorsqu’elle avance sous le masque de l’héroïsme, de la gloire et de la civilisation, l’horreur est inhérente à la guerre, à la conquête et à l’occupa- tion militaire. Des deux côtés, le savant chroniqueur musulman Jabartî et les mémorialistes de l’armée d’Orient, soldats ou civils, s’accordent à rapporter des actes de barbarie, des traits de bravoure comme des gestes d’humanité. Cela ne les rejette pas dos à dos, car l’horreur de la guerre et la terreur sont d’abord le fait de celui qui porte le glaive, du conquérant et du puissant. Dès le 31 juillet 1798, après une semaine dans la capitale égyptienne, Bonaparte écrit à Menou : « Tous les jours, je fais couper cinq ou six têtes dans les rues du Caire […] pour que les peuples obéissent. Et obéir, pour eux, c’est craindre. » En février 1799, pour préparer la Syrie à sa conquête, il fit passer au fil de l’épée la garnison de Jaffa qui s’était rendue, comme l’avait fait Alexandre le Grand à Tyr. Mais l’horreur et la terreur sont aussi l’arme ultime de celui qui les subit, du faible et du vaincu, l’arme du désespoir. En outre, aussi paradoxal que cela puisse

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