Empires coloniaux | Rappas, Alexis

Empires coloniaux 479 large de ces termes, par-delà les frontières entre empires coloniaux. La trans­ impérialité peut prendre plusieurs formes. C’est d’abord le défi constant que représentent les phénomènes de migrations – ordinaires comme celles des popu- lations nomades ou extraordinaires, tels les déplacements massifs de réfugiés – à la souveraineté territoriale des empires. C’est aussi le cas des solidarités ou des mouvements politiques transnationaux ; un exemple marquant de ces derniers est la guerre du Rif (1921‑1926), au Maroc, menée par le chef berbère Abdelkrim al-Khattabi contre les Français et les Espagnols. Enfin, l’articulation d’un « savoir » colonial, ou la construction des représen- tations des sociétés coloniales est également le produit d’une transimpérialité. Depuis la critique saïdienne de l’orientalisme, nombre de travaux ont décrit comment les technologies de pouvoir (recensements, classifications, carto­ graphies) déployées par les puissances coloniales sont à l’origine d’une violence épistémique exercée sur les populations coloniales dans le sens d’une assigna- tion identitaire autoritaire aux conséquences politiques et économiques considé- rables. Si la distinction entre catégories de populations habitant le même espace selon des critères « raciaux » (Arabes et Berbères au Maroc et en Algérie) ou reli- gieux (musulmans et chrétiens dans le Grand Liban français) participe souvent d’une politique du « diviser pour mieux régner », elle découle également d’une épistémologie qui s’appuie tant sur des sciences (en particulier l’anthropologie naissante) que sur des représentations littéraires et artistiques (picturales mais également photographiques). Or, dans le cas méditerranéen, ces épistémologies puisent dans une représentation, commune à toutes les puissances coloniales, de la Mer du milieu comme le berceau d’une civilisation gréco-romaine et chré- tienne. Dans le sillage de la conquête de l’Algérie, ce sentiment de familiarité avec l’espace et les cultures méditerranéennes est renforcé de plusieurs manières. Les transcriptions cartographiques de la Méditerranée dans son ensemble, issues de la colonisation de la rive sud de cette dernière, sont un puissant vecteur de domestication de cette mer autrefois perçue comme une limite infranchissable entre les nations civilisées du nord et les sociétés interlopes des côtes barbaresques au sud. Le développement des moyens de transports – les pyroscaphes reliant les villes portuaires méditerranéennes elles-mêmes connectées à leur hinterland par les chemins de fer – encourage également la perception de la Méditerranée comme un espace intégré ; c’est ainsi que l’économiste Michel Chevalier pré- voit, dans quatre articles parus dans le journal saint-simonien Le Globe , en 1832, la création d’un « système méditerranéen ». Cette familiarité illusoire explique peut-être que les contradictions idéologiques au cœur du colonialisme européen ne soient nulle part ailleurs plus flagrantes qu’en Méditerranée. Si l’expansion européenne dans la Mer du milieu se pare des attributs du rationalisme et de la scientificité, elle repose également sur une réactivation du clivage entre chrétiens

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