Empires coloniaux | Rappas, Alexis

Empires coloniaux 478 Ces deux orientations historiographiques traditionnelles accordent une cen- tralité aux initiatives métropolitaines, l’action des sujets coloniaux ne pouvant être, par implication, que réactive. C’est cet eurocentrisme que trois stratégies de recherche ont cherché à contourner. C’est d’abord le choix d’opérer un décen- trement du regard et de porter l’analyse sur les sociétés coloniales dans toute leur complexité sociale, en privilégiant les dimensions de classe, de genre et de génération. Inspirée de la méthodologie et des outils conceptuels développés par l’historiographie subalterniste indienne et la critique postcoloniale, l’historio­ graphie s’intéresse désormais aux questions du travail, des insurrections pay- sannes mais aussi à l’articulation de formes d’appartenance « subalternes », par opposition non seulement aux colonisateurs mais également aux élites locales. L’étude des « intermédiaires » de l’ordre colonial – depuis les « chefs tradition- nels » (ré-)investis dans leur autorité par les autorités européennes et les interprètes jusqu’aux supplétifs locaux des gendarmeries et des armées coloniales – vient enrichir la sociologie des sociétés coloniales. À partir d’une démarche histori- quement et socialement située, cette perspective vient grandement complexifier la notion de « rencontre » coloniale. Une deuxième stratégie consiste à repenser le sens de l’influence politique, économique et culturelle entre métropole et colonie. Les colonies forgent la nation tout autant qu’elles sont forgées par cette dernière. Ce phénomène de coconstruction peut prendre plusieurs formes. Pour l’Italie crispienne et giolit- tienne, le colonialisme a pu ainsi servir de substitut idéologique et géopolitique à l’irrédentisme né d’une frustration des cercles nationalistes vis-à-vis de l’uni- fication laissée incomplète par le Risorgimento. Plus généralement, partant de l’observation de la coïncidence entre, d’une part, la libéralisation des régimes politiques européens et, d’autre part, l’accélération de l’expansion coloniale, l’his- toriographie a montré comment la codification du statut du « colonisé » a joué un rôle crucial dans la définition des catégories de « citoyen » et d’« identité nationale ». Ainsi, avant la Seconde Guerre mondiale, la préoccupation gran- dissante des puissances coloniales avec la question du métissage – qu’il s’est agi de restreindre légalement – est à l’origine d’une racialisation de la catégorie de citoyenneté, anticipant, dans le cas italien, les décrets antisémites sur la « défense de la race » de 1938. L’empire devient enfin un enjeu politique dans des sociétés métropolitaines marquées par l’élargissement du suffrage. Nombre d’associations et de groupes de pression défendant des intérêts politiques et commerciaux pro- colonialistes (en 1893, des commerçants marseillais et bordelais créent l’Union coloniale) sollicitent le soutien de l’opinion publique à travers des publications, des expositions et des foires commerciales. Une troisième stratégie consiste à porter l’analyse sur la transimpérialité, notion qui recouvre des phénomènes de déplacement ou de transfert, dans l’acception

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