Empire | Grenet, Mathieu; Rappas, Alexis

Empire 465 la réductibilité de l’inégalité entre les cultures, et d’autre part, un ségrégation- nisme à consonance raciale reposant sur la radicalité de la différence coloniale. Au début du xx e siècle, exploitant cette ambiguïté fondamentale, Lénine étend la critique marxiste de l’impérialisme européen qu’il présente comme le « stade suprême du capitalisme ». Il interprète ce dernier comme le besoin vital en matière de débouchés, de matières premières et de main-d’œuvre bon marché de la part des Européens, un besoin né d’une concentration entre capital indus- triel et capital financier. Cette perspective inspirée de l’économie politique de John Hobson a deux conséquences durables sur la critique mais aussi la significa- tion des notions d’empire et de ses dérivés (impérialisme, etc.). Elle éclaire d’une part les acteurs non étatiques de l’impérialisme (banques, entreprises), et permet par ailleurs de dissocier ce dernier du colonialisme ou bien de la conquête effec- tive et de l’administration directe de territoires non européens. L’historiographie anglaise invente ainsi dans les années 1950 la notion d’« impérialisme du libre- échange » censée désigner la capacité des puissances européennes d’influencer directement la politique d’États étrangers officiellement indépendants dans un sens favorable aux intérêts économiques et financiers de leurs ressortissants : le colonialisme n’est donc plus qu’une modalité de l’impérialisme. Ainsi déterrito- rialisées, les catégories d’« empire » et d’« impérialisme » demeurent pleinement opératoires bien après la décolonisation. À partir des années 1950 mais surtout dans les années 1970 et 1980, la théorie de système-monde et la théorie de la dépendance dénoncent l’impérialisme comme la perpétuation postcoloniale d’une politique de prédation économique à travers laquelle le « centre » capita- liste assimilé à l’« Ouest » enferme la « périphérie », constituée des pays en déve- loppement, dans un cercle vicieux de sous-développement. Plus récemment, face au déclin des États-nations, une critique postmarxiste a contribué à désétatiser la notion d’« empire », définie cette fois comme un réseau de multinationales, de puissances publiques et d’organisations non gouvernementales susceptible d’imposer une adhésion aux valeurs de l’économie de marché et aux lois conçues pour défendre cette dernière. Empire(s) en Méditerranée Depuis la centralité du précédent romain dans l’élaboration d’une matrice impé- riale, jusqu’aux entreprises coloniales de certains États d’Europe méridionale (France, Espagne, Portugal, Italie), en passant par l’antagonisme historique entre Chrétienté et Islam du Moyen Âge à l’époque contemporaine, l’espace médi- terranéen apparaît durablement saturé par l’idée d’empire – ou plus exactement par « une certaine idée » d’empire, déclinée selon trois modalités différentes.

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