Empire | Grenet, Mathieu; Rappas, Alexis

Empire 464 également à garantir l’unité politique d’un empire géographiquement morcelé, composé de territoires aux statuts différents. Relayées par une bureaucratie admi- nistrative et religieuse (l’Inquisition), elles aspirent enfin à restreindre les pou- voirs de la noblesse locale (les hidalgos ). Par contraste, la contiguïté territoriale et la centralisation administrative de l’Empire ottoman permettent un plus ample accommodement de la différence religieuse. Quelle que soit la pragmatique du pouvoir impérial, la symbolique et les mythes qui lui sont rattachés restent puissamment séducteurs en Europe, et ali- mentent tout au long des xvii e et xviii e siècles les rivalités entre prétendants à la tête du Saint-Empire romain germanique. C’est pourtant durant la même période que la philosophie politique amplifie les connotations négatives associées à la notion d’empire. Sous la plume des critiques de l’absolutisme et des théoriciens du droit naturel, l’empire devient progressivement synonyme de despotisme. Afin d’esquiver la censure, des penseurs tels Voltaire ou Montesquieu utilisent les empires « orientaux » (« turc », « persan » ou « chinois ») comme archétypes de gouvernements défectueux et corrupteurs car tyranniques. Ainsi dès le xviii e siècle, « empire » devient dans certains cercles de la pensée politique européenne un terme politiquement controversé. Dans le sillage des guerres napoléoniennes, la notion d’« impérialisme » viendra enrichir un lexique critique des velléités expan- sionnistes des États et de l’assujettissement des peuples qui en résulte. À partir de la seconde moitié du xix e siècle, la consolidation du pouvoir politique de la bourgeoisie émergente dans les États européens intervient paral- lèlement et simultanément à l’élargissement de la domination politique, écono- mique et territoriale de ces derniers en Méditerranée, en Afrique et en Asie. Ces développements amènent un dédoublement des grammaires politiques et des pratiques gouvernementales impériales parmi certaines puissances européennes. Tant la France de la III e République que l’Angleterre victorienne opèrent une distinction nette entre la « métropole » des « citoyens » et les « colonies » des « sujets » impériaux que toute une épistémologie, articulant technologies de pouvoir (recensement, cadastre, taxonomies) et ethnographies, vient codifier. La nation colonisatrice, transformant son histoire en Histoire, se constitue en échelon civilisationnel vers lequel doit tendre la colonie. L’empire se présente donc ici comme un espace de droits ajournés au nom de l’inégalité présumée entre les cultures du colonisateur et du colonisé. La « mission civilisatrice » dont les empires coloniaux européens prétendent assumer la responsabilité offre une synthèse qui permet d’incorporer la critique libérale du pouvoir absolu en métro- pole, tout en justifiant la perpétuation du pouvoir impérial dans les colonies. Mais ce discours universaliste masque mal une tension permanente au cœur du projet colonial européen concernant la gestion de la différence entre colonisa- teurs et colonisés, entre, d’une part, un transformationnisme fondé sur l’idée de

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