Drogman | Grenet, Mathieu

Drogman 395 dont les membres servent au cours de l’époque moderne aussi bien l’Angleterre que l’Autriche, la France, les Pays-Bas, la Prusse, les Républiques de Gênes et de Venise, la Russie, la Suède ou encore la Toscane. De manière sans doute plus efficace que la vieille antienne « traduction = trahison », cette capacité de créer des alliances et de naviguer entre des loyautés perçues comme contradictoires explique pour une large part la suspicion dont les drogmans des consulats font généralement l’objet auprès de leurs différents inter- locuteurs. C’est tout d’abord, aux yeux des administrateurs locaux, le soupçon qu’ils cherchent à usurper les privilèges juridiques et fiscaux réservés aux étran- gers. Ce sont ensuite les innombrables accusations que diplomates et marchands européens formulent régulièrement à l’encontre des drogmans, en opérant géné- ralement une distinction tacite entre ceux issus des minorités non musulmanes et ceux d’origine européenne. Dans un contexte de « nationalisation » progres- sive du personnel consulaire, les premiers sont ainsi décrits comme des agents déloyaux, vénaux et lâches, dignes dépositaires d’une mètis levantine qui éveille tour à tour méfiance et mépris (non sans quelquefois une pointe d’admiration). Mieux, leur condition même de sujets du sultan ou des deys les rendrait vulné- rables aux pressions, et donc incapables de servir entièrement les intérêts de la puis- sance qui les emploie. Complaisamment relayées par la volumineuse littérature sur le commerce du Levant et du Maghreb à l’époque moderne, ces accusations deviendront au tournant des xviii e et xix e siècles un véritable poncif des récits de « voyage en Orient », dans lesquels le drogman est généralement dépeint comme fourbe, pleutre et avide. Les drogmans d’origine européenne se voient quant à eux épisodiquement reprocher leur incompétence, leur indiscipline ou encore leur débauche. Aux fréquentes remises en cause de leurs connaissances linguistiques, s’ajoutent une série d’accusations qui, depuis la fréquentation des femmes locales jusqu’aux risques de conversion à l’islam, trahissent une certaine appréhension des Européens face à la menace d’une possible « contamination culturelle ». Figure omniprésente, incontournable et familière de l’intermédiation linguis- tique et culturelle entre « Européens » et « Orientaux », le drogman incarne une dialectique du dualisme et de l’unité qui se situe au cœur de l’historiographie de la Méditerranée à l’époque moderne. Par effet de projection d’une « macro-­ grammaire des civilisations » sur l’espace levantin, cette dialectique de la fonction drogmanale a ainsi été longtemps appréhendée au sein d’une double téléologie : celle de la mise en ordre d’un chaos linguistique originel, et celle de l’inéluctabilité de l’expansion européenne en Orient. La remise en cause de ce modèle fonction- naliste et orientaliste a récemment conduit les historiens à interroger les modalités concrètes d’intervention des drogmans dans leurs rôles d’intermédiaires linguis- tiques et culturels, mais également diplomatiques, juridiques et sociaux. Une telle perspective n’évacue nullement la dimension conflictuelle de l’acte d’interprétation

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