Drogman | Grenet, Mathieu

Drogman 394 dans un environnement polyglotte, ces populations voient dans la « carrière des langues » un précieux moyen d’ascension sociale, ainsi que la promesse d’une cer- taine émancipation des structures politico-juridiques locales, notamment à tra- vers la protection des puissances européennes ayant des intérêts commerciaux et diplomatiques au Levant. À l’inverse, nombre de ces dernières cherchent à s’affran- chir de ce recours presque systématique aux intermédiaires locaux, et adoptent au cours de l’époque moderne des mesures permettant de former leurs propres ressor- tissants à la fonction drogmanale. Dès 1551, une « École des jeunes de langue » (Scuola dei giovani di lingua) est ainsi fondée au sein de l’ambassade vénitienne à Istanbul, dans le but d’assurer l’éducation linguistique des futurs interprètes de la Sérénissime. Un siècle plus tard, c’est à la France d’ouvrir une institution homonyme (1669), une initiative bientôt imitée par l’Angleterre et l’empire des Habsbourg, ainsi que par Raguse, les Pays-Bas, la Suède, la Russie ou encore la Pologne. Ces institutions joueront, à partir du xviii e siècle, un rôle central dans le renouveau de l’orientalisme européen, en assurant la formation linguistique de jeunes savants polyglottes, ainsi que l’élaboration et la diffusion de nouveaux instruments de la connaissance linguistique, tels que dictionnaires, grammaires, manuels marchands, etc. Malgré ces efforts, les résultats obtenus « sur le terrain » restent insatisfaisants, et la vaste majorité des puissances européennes continue de s’adjoindre jusqu’au xix e siècle les services d’interprètes locaux, qui à leur meil- leure connaissance (voire leur expertise) des langues orientales ajoutent un pré- cieux entregent au sein des sociétés où ils opèrent. À leur tour, l’intensité comme la longévité de cette collaboration permettent une étroite intégration de la fonc- tion drogmanale dans les stratégies sociales et lignagères de nombre de ceux qui l’exercent. À Istanbul, une stricte endogamie professionnelle permet ainsi à une poignée de vieilles familles génoises et grecques du quartier européen de Pera (aujourd’hui Beyoğlu) de monopoliser les postes de drogmans de la plupart des ambassades et consulats européens. Le nombre limité de postes à pourvoir et la quasi-absence de candidats musulmans conduisent les différents groupes ethno-­ confessionnels non musulmans à se livrer une farouche compétition : le déclin de la présence juive parmi les drogmans d’Istanbul au cours du xviii e siècle s’ex- plique ainsi en grande partie par la montée en puissance des Grecs, dont les posi- tions se trouvent elles-mêmes menacées par les chrétiens d’Orient en Syrie, ou par les Arméniens en Asie Mineure. À cette concurrence répond alors celle que se livrent les diplomates européens pour s’attacher les services des rejetons des princi- pales dynasties drogmanales. De fait, si certaines familles se consacrent au service exclusif d’une « nation », d’autres voient leurs membres servir au même moment et en diverses qualités (drogmans, jeunes de langue, chanceliers, consuls, etc.) des puissances aux intérêts souvent antinomiques. L’un des cas les plus célèbres est celui des Testa, une famille levantine d’origine génoise établie à Constantinople,

RkJQdWJsaXNoZXIy NDM3MTc=