Décolonisation | Rappas, Alexis

Décolonisation 343 elle repose, c’est-à-dire l’État-nation comme seule forme politique viable pour les colonies européennes récemment émancipées. Ainsi, la décolonisation ne devient concevable que comme le produit d’un tardif « éveil » national local, promu par une élite formée dans les écoles et les universités du colonisateur et donc en mesure de retourner contre ce dernier les principes de souveraineté, d’égalité et de liberté. D’une part, cette perspective contient le risque de légitimer impli- citement les prétentions civilisatrices du colonisateur ainsi que les découpages territoriaux et les assignations identitaires auxquels ce dernier a procédé à des fins politiques et administratives : en effet, seule une élite locale maîtrisant ces codes et convaincue de leur inévitabilité serait, selon cette logique, susceptible de mener à bien la décolonisation. D’autre part, elle passe sous silence et vide de leur contenu politique les révoltes et autres formes de résistances collectives et individuelles antérieures qui, pour ne pas avoir toujours assumé un caractère nationaliste – et, de ce fait, sont sou- vent considérées comme « archaïques » ou « protonationales » –, n’en étaient pas moins clairement anticoloniales : ainsi, par exemple, de la révolte menée par le cheikh El Mokrani contre les autorités coloniales françaises (1871‑1872) en Algérie, ou l’activité des « bandits », les fellagas, actifs en Tunisie et en Algérie dans les années 1950. La guerre menée par Abdelkrim al-Khattabi (1921‑1926) contre les autorités espagnoles puis françaises et la constitution d’une république du Rif (1921‑1927) offrent un exemple particulièrement probant d’une contes- tation des frontières interimpériales, arbitrairement fixées par les puissances coloniales, ainsi qu’une protestation contre les identités assignées par ces der- nières aux populations locales. Négliger d’inscrire la décolonisation dans une série de contestations de l’ordre colonial sur le long terme au nom du principe téléologique selon lequel ces dernières n’auraient pas abouti peut présenter une double conséquence politique paradoxale. C’est une lecture qui, premièrement, « normalise » la période coloniale antérieure à l’entre-deux-guerres : si les pré- cédentes protestations ne peuvent être conçues que comme étant de caractère frumentaire, millénariste, voire protopolitique, cela implique que l’ordre colo- nial a longtemps reposé sur le consentement – sinon l’adhésion – de la grande majorité de la population locale. Secondement, cette lecture vient valider les prétentions hégémoniques des nationalistes qui, parce que leur rôle historique est conçu comme ayant été décisif, se considèrent eux-mêmes comme les seuls, parmi tous les résistants anticoloniaux, légitimes à revendiquer le pouvoir poli- tique à l’indépendance. C’est précisément l’accaparement du pouvoir politique par une élite nationa- liste souvent soutenue par les anciennes puissances coloniales et la perpétuation des inégalités économiques et sociales dans les pays nouvellement décoloni- sés, qui, depuis le début des années 1960, a alimenté une analyse d’inspiration

RkJQdWJsaXNoZXIy NDM3MTc=