Conversion | Abécassis, Frédéric

Conversion 304 La polémique autour d’une conversion réinstaure et réactive une démarca- tion là où celle-ci n’était plus forcément apparente. Et c’est seulement à l’aune de cette fonction que l’on peut comprendre la conversion elle-même comme un parcours isolé, qui dit le changement du monde. Paul Veyne a souligné, concernant Constantin, le rôle de l’innovation dans le processus de conversion. Le christianisme apportait, par rapport aux religions païennes, des nouveautés radicales. Il va de soi qu’on peut en dire autant de l’école missionnaire en ce pre- mier tiers du xx e siècle. La correspondance de ces jeunes filles, interceptée par leur père, montre qu’une nouvelle forme de socialisation, l’attrait d’une société de pairs partageant les mêmes secrets, une nouvelle spiritualité intériorisée et matérialisée par la dévotion à l’Eucharistie rendaient bien désuètes les pratiques ritualisées à l’extrême de la religion familiale. Il a aussi souligné que cette inno- vation ne trouvait son sens qu’adossée à « un organisme complet, une Église pro- sélyte » ; ou plus exactement, que l’institution elle-même forgeait la conviction de l’élection du converti et de sa mission particulière au sein de cette structure transnationale. En ce sens, la conversion des deux jeunes filles se rapproche de celle d’un Mohammed Abd el-Jalil dont elle est presque contemporaine ; elle se distingue en revanche de celles de paroisses coptes de la génération précédente où l’on considérait la conversion du village accomplie dès lors que son prêtre avait rejoint le catholicisme. Le parcours du converti est potentiellement celui d’un révolutionnaire, convaincu qu’il peut changer la face du monde. À ses yeux, ce n’est pas d’un retournement qu’il s’agit, mais au contraire de l’émergence d’une vérité qui arti- cule de façon nouvelle passé, présent et avenir, et qu’il convient de faire partager. Les conversions renvoient à toute une palette de situations constitutives de ce qu’on a coutume d’appeler entrée dans la modernité ou changement de régime d’historicité. La conversion peut ainsi désigner ce moment précis où l’horizon d’attente se déconnecte de l’espace de l’expérience, où le passé ne constitue plus le seul réservoir de leçons pour l’avenir, mais où c’est le futur qui devient une boussole pour le présent et est censé guider et orienter les actions humaines. Ainsi, pour celles qui furent désignées tout au long de leur vie de religieuse dans leur congrégation comme les « sœurs juives », le judaïsme originel n’était en rien renié, au contraire : le passage au catholicisme n’était qu’une manière de l’assumer et de le transmettre dans un monde dont l’économie politique était en pleine mutation. De fait, les choses avaient changé dans l’Égypte des années 1930, et cette affaire de conversion ne peut se comprendre sans référence à la segmentation du marché de l’enseignement de la langue française qui s’opère à ce moment-là, elle-même liée à la formation de nouveaux espaces politiques. L’expansion politique et missionnaire de l’Europe avait créé depuis le milieu du xix e siècle

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