Conversion | Abécassis, Frédéric

Conversion 301 volontaire et individuel. C’est d’ailleurs ce qui autorise à en singulariser et à en stigmatiser le parcours. Peut-être même pourrait-on avancer qu’elle est ce qui permet d’énoncer en termes audibles par la société du moment des proces- sus d’individuation. Il en va ainsi du topos de l’enlèvement et de la conversion forcée des jeunes filles qui traverse l’histoire de la Méditerranée. De tels actes peuvent évidemment conduire au martyre : le judaïsme marocain a conservé la mémoire de Sol Hachuel, décapitée à Fès en 1834 à l’âge de 17 ans pour avoir abjuré une foi musulmane qu’elle niait avoir embrassée. Mais ces enlève- ments ont pu parfois masquer des unions volontaires délibérément soustraites à l’autorité paternelle. La conversion forcée ou le rapt qui s’accompagnaient d’une rupture avec la famille, parfois même d’une prise de deuil, permettaient de justifier par un ordre politique supérieur ou un rapport de force social défa- vorable la mise en défaut de l’ordre patriarcal. L’examen des parcours individuels complexifie le faisceau de causes aux- quelles on peut imputer une conversion. Au-delà des justifications d’une littéra­ ture polémique ou apologétique, on peut souvent inférer un intérêt matériel ou symbolique, un profit tiré de la conversion. Reste que celle-ci conserve toujours une part de mystère, parce qu’elle engage une dimension relevant de l’intime, un pari sur l’avenir, pas toujours formulé ni même conscient. Dans la théo­ logie catholique, une conversion reste l’œuvre du Saint-Esprit et ne saurait être réduite à des causes rationnelles. Sans verser dans une démarche psychologisante, ni évacuer la dimension sociale d’une conversion, on peut au contraire à par- tir de ce constat enrichir la typologie proposée plus haut d’une autre variable : celle qui distinguerait les conversions « froides » des conversions « chaudes » ou, selon la formule plus heureuse de Paul Veyne (2007, p. 202), situer celles-ci sur une échelle qui ferait succéder l’« attachement conjugal » à la « passion amoureuse » : si la conversion de Paul, de Constantin ou celle de Muhammad furent soudaines, le passage de l’Empire romain au christianisme, comme celui d’une partie du monde méditerranéen à l’islam se firent dans la durée. Paul Veyne estime qu’il fallut deux siècles après le iv e pour que les campagnes de l’Empire romain soient christianisées, encore qu’imparfaitement. Lentement, avec docilité, sans bruit et sans martyr, les foules païennes se sont fait un chris- tianisme à elles, « ce qui ne se fit pas par une série de conversions individuelles, mais par l’imprégnation progressive de populations encadrées » (p. 199). De même, l’arabisation a précédé l’islamisation. Les campagnes égyptiennes sont restées majoritairement chrétiennes jusqu’au xiv e siècle, tandis qu’au Maghreb le christianisme ne survivait guère aux Almohades. Envisagée dans la chaleur de la passion, dans la tension entre une avant-garde éclairée et des masses dociles, mais plus lentes à mettre en mouvement, la conversion est un moment fonda- teur interdisant tout retour en arrière. Il n’est d’ailleurs pas anodin que dans

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